Enseignement Explicite, programme PARLER... la propagande de l'Evidence-based

Rayonnages de la bibliothèque de l'UMons, septembre 2018


L'école est en faillite. C'est PISA qui l'a dit.
La faute revient aux enseignants et surtout à l'inefficacité de leurs méthodes.

Depuis de trop longues années, on a fait confiance à "l’Éducation Nouvelle", à un certain "pédagogisme"1 qui a fini par nous conduire dans le mur.
L'enseignement "rénové", la méthode globale et les réformes des années 70 sont les principaux responsables de cet échec. Maintenant, ça doit changer. Il faut se débarrasser de toute urgence de ces vieilles méthodes imprégnées d'idéologie pour les remplacer par d'autres plus efficaces. Et la science va nous y aider.
La tendance est donc désormais à un enseignement qui serait fondé sur les données probantes de la recherche (Evidence-based Education)2.

On veut remettre l'enseignant au centre de l'apprentissage, supprimer la phase de découverte et de tâtonnement expérimental des enfants, opter pour une méthode de lecture exclusivement syllabique, distribuer des jetons de récompense aux élèves les plus obéissants, etc... ce sont-là quelques-unes des pratiques Evidence-based prônées actuellement. On les croirait venues d’un autre temps mais le Pacte d’Excellence les présente comme des "innovations” pédagogiques (Cf. Article Un autre enseignement "efficace" existe).
On l'aura compris, il s'agit en réalité d'une volonté de retourner à une certaine tradition éducative conservatrice. Si "innovation" il y a, elle consiste à apporter une caution scientifique nouvelle à ces différentes pratiques (l'objectivité de la science leur conférant ainsi une assise supposée incontestable).

Voilà l'état d'esprit du moment et ce que pensent les quelques experts auxquels le pouvoir politique a offert un porte-voix et qui sont chargés de tracer le contour des réformes.
Ils sont sur le devant de la scène en France et très actifs aussi en Belgique, mais de manière beaucoup plus insidieuse. Car ici, l'attaque est nettement moins frontale que chez nos voisins français : sans avoir l'air de trop y toucher, on met "à disposition" ces méthodes en offrant des incitants financiers aux écoles qui les adopteraient, on crée des "expériences pilotes", etc. mais on ne se risque pas (encore) à les imposer manu militari.

De même sur la forme, le discours de notre ministre de l'enseignement sortante apparaît généralement moins tranché et peut-être plus jésuitique que celui de son homologue français. 
Mais il est arrivé quelquefois que le masque tombe et que la ministre nous révèle incidemment le fond de sa pensée. Par exemple lors d'une intervention au parlement, elle a signalé que selon elle, les pédagogies actives étaient moins "visibles", plus floues et moins cadrées que les pédagogies traditionnelles. Ce qui a provoqué un véritable haut-le-cœur chez plusieurs directeurs d’écoles qui ont aussitôt signé une carte blanche virulente dans le Vif/l’Express :
https://www.levif.be/actualite/belgique/pedagogie-active-il-faut-eviter-les-cliches-malheureux/article-opinion-1115551.html

Le Pacte d'Excellence ne peut pas opter pour ces pédagogies alternatives car, a-t-elle poursuivi, "certaines pédagogies sont mieux adaptées à certains types d’élèves. La pédagogie traditionnelle, qu’on peut qualifier de visible, se caractérise par une classification nette des savoirs et un cadrage des interactions. Elle se rapproche d’une démarche d’enseignement explicite et structuré connue pour être efficace, en particulier avec les élèves en difficulté"3. C'est pourquoi il ne faut pas s'en écarter afin d'assurer la réussite de tous les élèves.
Steve Bissonnette, l'auteur de référence pour l'enseignement explicite ne tient pas un autre discours, John Hattie avec son "Visible learning" non plus.
On le voit, le credo de l'Evidence-based a donc déjà largement percolé à travers les strates politiques.

Nos experts scientifiques du Pacte sont recrutés parmi les spécialistes des classements PISA4 et les analystes du système éducatif, ils deviennent ainsi du même coup prescripteurs de solutions. La plupart appartiennent au courant de recherche appelé "School Effectiveness”5.
L’idée de la School Effectiveness est que l'on peut améliorer l'efficacité de l'enseignement en adoptant les bonnes pratiques (organisation, leadership, méthodes, évaluations). Selon eux, tout se jouerait au sein des écoles et les facteurs extérieurs n’entreraient pas en ligne de compte. Le postulat est que l'école, envisagée en vase clos, serait responsable ou réparatrice des inégalités6.


Les sept corrélats des écoles “efficaces”


Cette recherche sur l'efficacité de l'école qui a démarré dans les années 60-70 aux États-Unis sous l'impulsion du gouvernement a servi de socle pour l’élaboration des méthodes Evidence-Based dont notamment l’enseignement “explicite”7. (Pour se faire une idée sur cet enseignement, cf. début de l'article : Un autre enseignement "efficace" existe).

Le pouvoir politique est ravi : on promet d'augmenter les scores aux classements PISA8 sans devoir recourir à de grands investissements, simplement en modifiant les pratiques des enseignants9 (et en leur serrant un peu la vis au niveau des résultats grâce aux plans de pilotage/contrats d'objectifs).
Par la même occasion, en se focalisant sur les enseignants et leurs pratiques, cela permet aux politiques de faire l'économie d’une vision globale de la société, de ses tensions et de ses mutations.

Plus qu'un porte-voix, c'est une tribune qu'on offre désormais à ces experts.
Les méthodes qu’ils défendent ont donc été soigneusement “bétonnées” dans les textes du Pacte, notamment l’Avis n°3.

L'inscription de l'Evidence-based au cœur du Pacte d’Excellence
L'axe stratégique 2 de l’Avis n°3 énumère les différentes facettes de la nouvelle gouvernance du système éducatif. En parcourant le texte, on ne peut qu'être intrigué par un petit paragraphe qui semble tomber comme un cheveu dans la soupe, curieusement inséré entre la redéfinition du rôle de l’Inspection et le renforcement du leadership du directeur.
Parmi les principaux points à mettre en œuvre dans le cadre de la nouvelle gouvernance, on peut donc lire :

“Le développement de la promotion de l’innovation pédagogique notamment sur le modèle de « l’éducation fondée sur des preuves » (EBE)10

Ce n’est certainement pas par hasard si cette notion a été placée à cet endroit : le but est d'affirmer le caractère prioritaire de l’introduction des méthodes Evidence-based dans les écoles, au même titre que l’élaboration des plans de pilotage.

Les "expériences pilotes” : le pied dans la porte des écoles
Un des objectifs du Pacte consiste à faire la "promotion de l'expérimentation à l’école”. Ariane Baye a rédigé un rapport ("L’éducation fondée sur des preuves”) qui a servi de guide pour la mise sur pied d’un certain nombre d'expériences pilotes du type Evidence-based11.
Dans notre école par exemple, nous nous sommes vu imposer le programme PARLER et l’enseignement explicite.
Dire que l’expérience n'a pas été très brillante est un aimable euphémisme (lire l'article : L'Evidence-based : Quelles preuves ? Quelle efficacité ? Quelle science ?).
D'autres expérimentations sont actuellement en cours12.

La diffusion
Bien entendu, l'objectif est d'étendre le modèle : "Lorsqu’un programme aura fait ses preuves dans un contexte éducatif donné, il pourra ensuite être diffusé à plus grande échelle et accompagné d’incitants"13

Les incitants financiers
Des subsides sont accordés aux écoles qui adoptent ces méthodes : "un budget spécifique et récurrent” pour les expériences pilotes (2 millions €) 14 ainsi que des "incitants" pour les "établissements en situation d’écarts significatifs de performances"15.

Il s'agit bien sûr d'une carotte que l'on agite sous le nez des PO. Malheureusement, cela peut facilement entraîner des effets pervers : certains PO pourraient être tentés de ne pas consulter les équipes enseignantes pour pouvoir mordre à pleines dents dans la carotte...
C’est hélas ce qui s’est produit dans mon école (cf. Article Le Pacte d'Excellence sur le terrain : premières impressions, point 3).

La promotion
"Il s’agira enfin de promouvoir ces programmes et outils sur la plateforme de ressources pédagogiques (…) et d’introduire la sensibilisation à ces programmes et outils dans les programmes de formation continuée des enseignants" 16.

Parallèlement à ces dispositions, on observe qu'une véritable propagande autour de l'Evidence-based s'est progressivement mise en place et qu'elle utilise tous les canaux de diffusion possibles.

On constate par exemple que des piles de Bissonnette sont venues remplir les rayonnages de la bibliothèque de l’UMons, les stars françaises proches "d'Agir pour l’école"17 ont commencé à essaimer un peu partout : le best-seller de Stanislas Dehaene circule dans les salles des profs, celui de Céline Alvarez aussi. 


“Il s’agit d’extraire la pédagogie de sa gangue idéologique pour en faire une science veritable” (Extrait de l’interview croisée de Céline Alvarez et Stanislas Dehaene dans Philosophie magazine - avril 2017)


Le cas Alvarez

Il mérite à lui seul un petit développement.

Le monde politique voudrait tellement changer l'enseignement en s'en remettant si possible à des formules clé sur porte validées par la science que l'on est prêt à toutes les aventures même les plus hasardeuses, parfois au détriment d'autres dispositifs déjà en place peut-être moins médiatiques ou moins bien labellisés.
C'est ainsi que notre ministre n'a pas hésité à détourner un projet en cours (le projet Décolâge contre le redoublement) pour permettre à 750 enseignants d'adopter la méthode de Céline Alvarez pour l'année scolaire 2018-2019.18
Même si le budget du projet en question n'a heureusement pas été rogné dans son intégralité (pour adopter la méthode Alvarez, il a été demandé aux enseignants de payer eux-mêmes le complément et les formations se sont déroulées sur leur temps libre, le week-end), on peut comprendre que sa coordinatrice ainsi que plusieurs acteurs du monde académique engagés dans ce projet ne s'en sont toujours pas remis.19

Dans son livre et dans la presse, Céline Alvarez a répété que l'expérimentation de sa méthode dans une école de Gennevilliers avait été encadrée par des chercheurs du CNRS et que les résultats de leur étude étaient surprenants.20 De quoi faire briller les yeux d'une ministre de l'éducation...

En réalité, il n’y a jamais eu de publication scientifique sur cette expérimentation. Les chercheurs du CNRS ont démenti y avoir participé et ont même exigé que Céline Alvarez retire cette affirmation de son livre (notamment Édouard Gentaz21).

Elle a donc été contrainte d'opérer un rétropédalage et a ainsi expliqué sur son site internet qu'une “imprécision” s'était glissée dans le texte et que celle-ci serait corrigée dans les éditions ultérieures.22
Mentionner une étude qui aurait été menée par le CNRS et plus spécifiquement le CNRS de Grenoble est une “imprécision” qui semble quand-même extraordinairement précise…


L'étude imaginaire du CNRS - Le démenti du chercheur - Le rétropédalage23

Même si Stanislas Dehaene, star incontestée de la neuro-éducation et principale caution scientifique de J-M. Blanquer (le ministre de l'éducation en France) a bien scanné 11 enfants de la clase de Gennevilliers, ce qui a produit de jolis clichés en couleurs de leurs cerveaux (malheureusement pas très nets car "certains enfants ont un peu trop bougé dans la machine", cf. Philosophie magazine), dans les faits il n'y a eu aucune évaluation ni publication scientifique sur la méthode Alvarez. Tout au plus l'expérimentation aura-t-elle fait l’objet d’un rapport de la part de son promoteur, l’association Agir pour l’école (une association dont on connait l'art du superlatif pour vendre ses méthodes, cf. article L'Evidence-based : Quelles preuves ? Quelle efficacité ? Quelle science ?).

Aucune évaluation ni publication non plus sur l'expérience en Belgique (cela aurait demandé des moyens colossaux” selon Alvarez24
Le discours a donc complètement changé aujourd'hui : finies les preuves scientifiques.
“Ma méthode est reconnue par la base, c’est l'essentiel”, affirme-t-elle désormais.25
Comme le dit Paul Devin, secrétaire général du SNPI-FSU (Syndicat national des personnels d’inspection) : maintenant, c'est juste une affaire de foi.26

Alors, exagération, mensonge ou comme en conclut Paul Devin : imposture ?27
On pourrait aussi simplement dire : communication et marketing.
Ce qui est certain en tout cas, c’est que Céline Alvarez a bien compris que l’emploi du mot “neuroscience” était la clé magique qui permet d’ouvrir toutes les portes aujourd’hui, même si c'est parfois au prix de petits arrangements avec la vérité.

Les publications
Le magazine "PROF", organe officiel de la Fédération Wallonie-Bruxelles envoyé à tous les enseignants ne se prive pas de mettre en avant les méthodes Evidence-Based en "têtes de gondole" de ses rubriques pédagogiques. Une double page a ainsi été consacrée à l'enseignement explicite dans le numéro 38 (juin-juillet août 2018). L’article est signé par les assistants de Marc Demeuse à l’UMons28.
Dans le même magazine on trouve, deux pages plus loin, un article sur le "School-Wide Positive Behavior Support", un dispositif béhavioriste de gestion du comportement des enfants qui est implémenté dans quelques écoles pilotes sous la supervision de l'ULg et d’Ariane Baye29.
Le numéro 41 (mars, avril, mai 2019) publie un dossier de 12 pages sur l’apprentissage de la lecture. Le programme PARLER est évoqué dans la plupart des articles et une double page lui est consacrée.
http://www.enseignement.be/index.php?page=27203&id=2705

L'enquête
Malheureusement personne ne lit "PROF".
D'autres moyens ont donc été imaginés pour faire passer le message comme, par exemple, un mail envoyé par les fédérations de PO aux directions et relayé auprès des enseignants. Plutôt malin : l’attention que l’on porte à un mail de son directeur est très différente de celle que l’on accorde à un magazine “toutes boîtes”.

Dans le mail en question, il est demandé aux enseignants de participer à une enquête en ligne conçue par l’ULg et dont l'objectif est de déterminer quelles sont leurs “pratiques d’enseignement de la lecture mais aussi quelles sont les valeurs et les croyances qui les motivent”.

J'ai dû relire plusieurs fois ce mail pour en être certaine, il est bien indiqué “croyances”...
De deux choses l’une : soit son auteur souffre du syndrome de Gilles de la Tourette, c'est-à-dire qu'il ne peut pas s'empêcher d'insulter son interlocuteur, soit c'est une simple maladresse lexicale et en écrivant croyances, il voulait en fait dire convictions : les convictions que les enseignants acquièrent avec l'expérience et qui sont forgées sur leur pratique. Les enseignants ne peuvent pas en effet se contenter de croyances et la seule force de la foi ne parviendrait pas à déplacer la plus petite montagne au sein d'une classe. L'idée d'une quelconque “croyance” n'a simplement pas de sens sur le terrain. Une maladresse lexicale, probalement...
Bien sûr, il y aurait une troisième hypothèse, celle qu'au contraire ce mot a été employé à dessein et qu'il y a un message à faire passer.

Sur la page d'introduction de l'enquête elle-même, le terme “croyance” est de nouveau employé. L'hypothèse de la maladresse ne tient plus la route. Non, manifestement on veut vraiment insinuer l'idée que les enseignants nagent dans l'irrationnel.

Un peu plus loin, on apprend que l’objectif de l’enquête est d’adapter les manuels du Programme PARLER au contexte belge. Et revoilà donc ce fameux programme PARLER...
Pour inciter les gens à participer à l'enquête, on indique qu'un tirage au sort a été prévu et que les gagnants recevront gracieusement les manuels du programme. On en rêve déjà…


Après quelques questions générales sur nos pratiques, on passe au vif du sujet et on déroule sans plus tarder la liste des ingrédients du PARLER : Conscience phonologique, Décodage, Fluence, Compréhension, Vocabulaire. Parmi ceux-ci, on demande ceux que nous avons enseignés à nos élèves cette année, le temps que nous y avons consacré et avec quelle fréquence… Plus loin, on enfonce le clou en nous demandant à quel degré nous sommes informés du fait que la recherche recommande l'entraînement de ces 5 habilités. 3 cases sont à cocher : “Je n’en ai jamais entendu parler”, “J'en ai déjà un peu entendu parler” ou “J'en ai déjà beaucoup entendu parler”.

On nous demande aussi si nous sommes bien conscients que l'enseignement explicite a démontré son efficacité dans l’apprentissage de la lecture.
À aucun moment on n’envisage que nous puissions avoir une opinion contradictoire et argumentée sur ces méthodes. Il n’y a malheureusement pas de case à cocher : Ces méthodes sont très controversées et n'ont pas démontré leur efficacité - par exemple, aux États-Unis où elles sont nées, leur mise en œuvre a été un fiasco à l'échelle nationale(cf. cet article), non ce genre de chose n'est hélas pas cochable.

L'enquête se termine par une petite question vicieuse destinée à nous culpabiliser une dernière fois pour la route : si nous n'étions pas au courant de l'efficacité de ces méthodes, c'est soit de l'ignorance de notre part, soit de l'indifférence ou simplement parce que nous avons des a priori contre la science. Bref, dans tous les cas nous sommes coupables, merci de cocher la case utile.

Avec un contenu aussi orienté, on se demande si cette “enquête” a une autre finalité que simplement servir de tract de propagande.
Quand il s'agit d'imposer le programme PARLER, tous les moyens sont bons semble-t-il.

Les formations
L’UMons dispense des formations à l’enseignement explicite : une formation pratique d’une durée de 100h aux futurs agrégés de l’enseignement secondaire supérieur et des formations continues dans les écoles30.
L’IFC (Institut de Formation en cours de carrière) propose des formations au programme PARLER.
http://bit.ly/IFCparler

La plateforme internet
Un site internet entièrement dédié à l’enseignement explicite a été élaboré par l’UMons.
Il propose des informations, outils, agendas, vidéos et regroupe certains articles édités sur le sujet. 
L'intitulé du site est déjà lui-même un peu équivoque : "L'Enseignement Explicite - Une approche efficace issue des salles de classe". À première vue en lisant cela, on a l'impression qu'un groupe d'enseignants aurait mis au point quelques solutions pertinentes dans leurs classes et qu'ils voudraient maintenant les partager avec la communauté. On est bien loin de la réalité et des colonnes de chiffres des méta-analyses américaines dont est réellement issu ce modèle (à propos, le terme "modèle" qui figurait initialement dans l'article du magazine PROF28 a maintenant été changé en "approche", plus doux et sans doute moins inquiétant, moins "méta-analyse"). C'est donc un art de la communication très subtil dont font preuve nos experts...
En un peu moins subtil, on notera parmi les articles publiés dans le site la petite pique adressée aux pédagogies actives dans un texte intitulé "La pédagogie constructiviste est comme un zombie qui refuse de mourir"31. Une charmante attention, typiquement dans le style “Appy-Bissonnette”2.

Les conférences
Le 24 mai 2017, Ariane Baye a invité à l’ULg Robert E. Slavin, le directeur du Centre for Research and Reform in Education aux USA, "un ardent promoteur de l’Evidence-based policy" avec qui elle a collaboré et chez qui elle a séjourné durant 6 mois.
Le communiqué de presse indiquait que l’objectif de la conférence était de bénéficier de son expérience  "pour dresser les contours d’une réforme fondée sur les preuves en Fédération Wallonie-Bruxelles", rien de moins32.

Les 22, 23 et 24 mai 2018, l’UMons a programmé dans ses locaux une “Semaine de l’enseignement” qui consistait en une série de conférences et de rencontres avec des chercheurs en sciences de l'éducation.
Parmi les principaux intervenants, on épinglera notamment : Steve Bissonnette (l'auteur francophone de référence pour l'enseignement explicite), Pascal Bressoux (un des co-auteurs du programme PARLER), Ariane Baye, et bien entendu Marc Demeuse. Bref, un petit festival Evidence-based.

On notera au passage que le sponsor principal de cette semaine était le Pacte d’Excellence, qu’une journée a été entièrement financée par la Fédération Wallonie-Bruxelles et qu'enfin, ces manifestations étant reconnues par l’IFC (Institut de Formation en cours de Carrière), elles ont pu "être valorisées en tant que journées de formation" par les participants. Le communiqué de presse insistait bien sur ce point : "n’hésitez pas à diffuser cette information à vos connaissances et/ou collègues enseignants." 33

Je voudrais à présent "décortiquer" certains aspects de deux conférences en particulier qui étaient programmées lors de cette "Semaine de l'enseignement".

Celle d'Ariane Baye tout d'abord.
Sa conférence s'intitulait “L’Éducation basée sur les preuves”. L'objet était d'éclairer l'auditoire sur les méthodes éducatives que l'on peut considérer comme authentiquement Evidence-based.

Arianne Baye à l'UMons - mai 2018

Vidéo de la conférence : https://youtu.be/P9PhFOxH_MI

Dans son exposé, elle a notamment pris pour exemple la "méthode de Singapour" consacrée à l’apprentissage des mathématiques. Une méthode qui, selon elle, est une candidate potentielle au label Evidence-based, même si les critères pour l'obtenir n'ont pas encore été complètement réunis.

Elle a cité les scores PISA de Singapour, elle a évoqué la pédagogie employée, elle a évalué, soupesé la méthode, détaillé certains aspects techniques, affiché des diagrammes, etc. Mais à aucun moment elle ne s'est intéressée à la réalité concrète, au contexte qui a fait naître cette "méthode". C’est pourtant la seule question qui ait de l'importance. Car à vrai dire, il n'existe pas réellement de "méthode" de Singapour.

A l'origine, ce sont les scores faramineux de Singapour au classement PISA qui ont focalisé l’attention internationale. La question s’est donc rapidement posée un peu partout : cette petite cité-état aurait-elle trouvé LA méthode miracle ? La presse s'est emballée, le très Evidence-based ministre de l'éducation en France a mandaté le mathématicien-député Cédric Villani afin de rédiger un rapport pour adapter la méthode au contexte français, etc…
Cependant, le documentaire d’Arte "Demain, l’école"34 révèle que si Singapour s’élève à la première place du classement PISA non seulement en Maths mais aussi en lecture et en science, ce n’est pas grâce à l’emploi de méthodes pédagogiques innovantes.
Pour offrir les gages d'une future réussite sociale à leurs enfants, les habitants de Singapour cherchent à leur donner accès aux meilleures universités et écoles supérieures. Mais les places dans ces établissements sont rares et la sélection se fait sur base des résultats scolaires. Seuls les meilleurs d’entre-eux pourront y accéder, c’est-à-dire ceux qui auront réussi à se hisser au sommet des classements aux évaluations. La concurrence entre les enfants est donc impitoyable. Pour être les meilleurs, on les soumet donc chaque jour à des heures de “drill” intensif après l’école, ce qui leur impose un rythme de vie et une pression les conduisant parfois à de graves situations de détresse psychologique. 
Dans cette ville-état dominée par une idéologie de l’ultra-compétitivité, vingt-sept jeunes Singapouriens entre 10 et 19 ans se sont ainsi donné la mort en 2015 parce qu'ils n'atteignaient pas les résultats attendus. 

Par ailleurs, le “soutien” scolaire est assuré par des entreprises privées. Dans le documentaire, un prof de l’Université Nationale de Singapour observe que certains parents n’ont pas les moyens d’offrir ce service à leurs enfants, ce qui les défavorise par rapport aux autres. Un phénomène qui creuse gravement les inégalités du système.


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L’idée d’une méthode “miracle” pour les Maths à Singapour est donc un pur fantasme entretenu par ce miroir aux alouettes qu’est PISA.
Car au fond, la méthode en question en vaut bien une autre, ses ingrédients sont connus et ont déjà été éprouvés ailleurs. Ce qui fait la différence à Singapour est le contexte de compétitivité et le drill pratiqué massivement sur les enfants.
Puisqu'on ne peut pas à proprement parler de "méthode", la question que pose la conférencière (la méthode est-elle ou n’est-elle pas Evidence-based ?) est donc sans objet.

En outre, la situation de ces enfants que l’on pousse parfois au-delà de leurs limites est interpellante du point de vue éthique et pose la question des dérives d’un système éducatif axé sur l’évaluation. Dans ce contexte, les préoccupations purement spéculatives d’Ariane Baye apparaissent complètement déplacées.

À sa décharge, peut-être n’est-elle pas au courant de la situation, peut-être ne regarde-t-elle pas Arte… Cela semble quand-même un peu léger pour une chercheuse. Ou alors plus probablement, le contexte ne l’intéresse absolument pas. Dans ce cas, son attitude est assez révélatrice. Le fait d'envisager ce sujet comme un pur objet de spéculation détaché de la réalité renvoie l'image du savant dans sa tour d'ivoire. C'est assez navrant, voire même un peu inquiétant, surtout pour quelqu'un qui est appelé à jouer un rôle important dans la mise en application de méthodes expérimentales sur le terrain.



Deuxième conférence "décortiquée", celle de Steve Bissonnette : "Quelles pratiques d'enseignement efficace et quel accompagnement des enseignants favorise leur mise en œuvre ?" (un titre à rallonge qui aurait tout aussi bien pu tenir en 3 mots : "L'enseignement explicite").


Steve Bissonnette invité par l’UMons dans le cadre de la semaine de l'enseignement pour le Pacte d'Excellence - mai 2018

À côté des précautions de langage, du style affecté et parfois un peu nébuleux d'Ariane Baye, on peut qualifier celui de Steve Bissonnette de “coup de poing”. Bissonnette n’est pas du genre à prendre des gants.
Sa conférence est menée de main de maître, on voit qu’il l'a déjà bien rodée, comme un show à l’américaine.

Vidéo de la conférence : https://youtu.be/_xCRcKvCIYo

Sans détour, il commence par claironner que la pédagogie Evidence-Based est la seule efficace, contrairement à toutes les autres qui relèveraient selon lui de simples croyances.

Très vite, il se lance dans une phase de “roulement des biscoteaux”. Il présente un éventail impressionnant de méta-analyses et aligne des colonnes de chiffres. C’est l'effet “Waouw !” qui, comme il le dit lui-même, est censé “ébranler fortement certaines de vos idées, opinions et croyances” (cf. Dia n.3).
L’objectif est de démontrer la supériorité de l’enseignement explicite sur les méthodes actives ou “constructivistes”.

Le discours est fluide et la voix bien assurée.
Pourtant en y regardant de plus près, on commencerait à être un peu dubitatif.
Au cours de sa démonstration, il tente par exemple de comparer l'efficacité des méthodes explicites avec celle de la pédagogie constructiviste pour l’apprentissage de la lecture.
Dans son tableau comparatif, on constate que toutes les approches explicites (ou “réciproques”) obtiennent un score "écart-type" positif (de 0,40 à 1,18) alors que l’impact de la pédagogie constructiviste est négatif (-0,65). Il a même dessiné une petite tête de mort pour signaler le danger qu'elle représente.



En examinant le tableau, on observe qu'il a aligné pas moins de 8 stratégies issues de la famille de l’enseignement explicite/directif contre 1 seule constructiviste. Un procédé pas franchement équitable... Qui plus est, la méthode constructiviste mentionnée est celle du “Whole Language”, c’est-à-dire la version américaine de la méthode globale qui, comme chacun le sait n'est plus appliquée de manière exclusive dans les classes depuis au moins 30 ans.

On ne peut s’empêcher de s’interroger : Pourquoi se focaliser sur une méthode que plus personne ne pratique vraiment aujourd'hui ?  Et cette méthode peut-elle résumer à elle seule la “pédagogie constructiviste” dans son ensemble et dans sa diversité ?
Pourquoi ne propose-t-il pas une confrontation plus loyale en opposant à ces 8 stratégies explicites/directives également 8 constructivistes plus actuelles ?

Bref, on ne sait pas très bien ce que c'est censé prouver. Sinon que la démarche manque un peu d'honnêteté intellectuelle.

Ensuite, voulant apporter la preuve définitive que les méthodes explicites sont les plus efficaces pour l’apprentissage de la lecture, Bissonnette évoque avec une formidable emphase le rapport du National Reading Panel (NRP) publié en 2000 aux États-Unis. Il explique que ce travail d’ampleur est la synthèse de plus de 100000 études sur le sujet et que les conclusions du rapport conduisent de manière indiscutable à l’enseignement EX-PLI-CITE, il détache même chaque syllabe pour bien marquer les esprits - un moment qui est visible ici : https://youtu.be/_xCRcKvCIYo?t=3095.

Je propose de nous arrêter un instant pour faire peu de “fact-checking” sur ces affirmations.
Quoi de mieux pour se faire une opinion que d'écouter ce qu'en dit elle-même l'une des 14 membres du National Reading Panel ?


Cliquer sur l'image pour télécharger le rapport

Dans un long article publié dans la revue Education Week en 2003, Joanne Yatvin, présidente du National Council of Teachers of English et membre du NRP revient sur les dysfonctionnements qui ont entouré cette étude, notamment au niveau de l'instrumentalisation politique qui en a été faite et des contre-vérités qui ont été propagées.
Fact-checking, donc :

Selon Bissonnette, le NRP aurait analysé pas moins de 100000 études consacrées à l'apprentissage de la lecture. Faux.
Joanne Yatvin explique que malgré la publicité qui a été faite, seules quelques centaines d'études ont réellement été analysées.
Au commencement de son travail, le groupe d'experts a dû "défricher" le terrain. Il a estimé au moyen de bases de données numériques que plus de 100000 études sur la lecture avaient été publiées entre 1966 et 1998. Mais étant donné que la grande majorité de ces études portaient sur des sujets que le groupe n’avait pas choisi d’examiner, elles n’ont pas été prises en compte. Des milliers d'autres ont aussi été éliminées car leurs titres ou leurs résumés ne correspondaient pas aux critères du panel. Au final, seules 432 études portant sur 9 sujets ont réellement été examinées et ont fait l'objet de rapports spécifiques.

Concernant l’enseignement explicite, elle indique que le groupe d’experts n’a jamais conclu qu’il constituait la façon la plus efficace d’enseigner la lecture. Au contraire, le groupe a reconnu que de nombreux enfants parvenaient à acquérir de bonnes compétences sans instruction explicite. Si l’emploi de l'instruction explicite et systématique a été mentionné, c'est uniquement dans le sous-groupe du rapport concernant la conscience phonologique.

Joanne Yatvin termine en indiquant que le panel n’a pas été en mesure de répondre à la question cruciale de savoir quelle était la manière la plus efficace d'enseigner la lecture.

En même temps, le monde politique a exigé des résultats rapides et applicables sur le terrain. Dans le cadre de la loi de 2001 “No Child Left Behind”, le plan “Reading First” a donc été mis sur pied en se basant sur le rapport. Mais ce plan a été élaboré en faisant parfois des raccourcis grossiers qui contredisaient certaines conclusions du NRP (notamment pour des raisons idéologiques et divers intérêts privés, selon Joanne Yatvin).
C’est à ce moment que l'enseignement explicite a réellement été mis en avant.

Malheureusement, ce plan a été un fiasco retentissant, une étude à l'échelle nationale a démontré son inefficacité et il a finalement dû être abandonné 6 ans après son lancement (cf. article : L'Evidence-based : Quelles preuves ? Quelle efficacité ? Quelle science ?).

Alors, manque d’informations de la part de Bissonnette ? Excès d’enthousiasme ?
On commencerait à se demander si tout le développement qu'il nous a présenté jusque-là ne subit pas ce même gonflement généreux de la réalité...

Après avoir évoqué le rapport du NRP, il enchaîne avec les détails techniques de son enseignement. On ne s'y attardera pas trop. Pour faire court, il s'agit d’un ensemble de pratiques de type utilitariste et très dirigées qui cadrent particulièrement bien avec l'idéologie des Plans de Pilotage/Contrats d'Objectifs, ce qui n'est évidemment pas un hasard (cf. article Plans de pilotage : le modèle américain de l'ère Reagan).

Mais à ce stade de la conférence, il faut avouer qu'on n'a pas vraiment envie de l'entendre parler de sa méthode car on est encore loin d’avoir été convaincu et on reste un peu sur sa faim. On attend toujours ce qui devait "ébranler fortement certaines de nos idées, opinions et croyances"Pour un enseignement fondé sur les données probantes, les soi-disant "preuves" annoncées sont bien maigres et la "convergence des résultats de la recherche" un peu évanescente.
On a le sentiment qu’il manque quelque chose dans sa démonstration, comme un morceau un peu plus consistant, un plat de résistance dans le menu qui finirait par nous convaincre.

Et en effet, il y a un grand absent dans sa conférence, quelqu'un qui a beaucoup fait parler de lui et pas seulement dans la presse spécialisée, une véritable star dans le monde de l'éducation : le Néo-zélandais John Hattie.
Hattie est un des plus célèbres théoriciens de l'explicite, on a même dit de lui qu'il avait découvert le "Saint Graal de l'enseignement".
Comment se fait-il que Bissonnette ne cite pas une seule fois Hattie et ses fameuses 800 méta-analyses basées sur 50000 études ? C'est plutôt étonnant de la part d'un ardent promoteur de l'Explicite comme lui, quand on observe que la plupart des défenseurs de cette pédagogie placent généralement Hattie au centre de leur démonstration38. Même sa collègue Ariane Baye, pourtant moins spécialiste du sujet, en parle au moins 5 fois dans sa propre conférence.

J’ai vérifié son diaporama : rien. Pas la moindre trace de Hattie.
Par curiosité, j'ai consulté sur son blog celui d'une conférence antérieure (présentée 3 semaines avant celle de Mons). Et là, surprise... Pas moins de 15 diapositives sont consacrées à John Hattie (sur un total de 72, cela représentait quand-même 20 % de sa conférence).
En creusant un peu, on constate qu'avant de venir à Mons, tous les diaporamas de ses conférences faisaient la part belle à Hattie. Il ne se privait pas de faire la promotion de son bouquin et même de cycles de formations privées, associées à des slogans comme : "...possibly the world's most influential education academic…"


Tous ses diaporamas étaient accessibles sur son blog. Malheureusement, il a récemment décidé de les retirer.
Pour info, le diaporama de sa conférence précédant celle de Mons est toujours disponible ici : 
D'autres plus anciens, sont encore accessibles sur le net35. Hattie y est chaque fois bien présent et souvent à la place d'honneur.

Alors, pourquoi ce revirement ?
Sans doute parce qu'il commence à être de notoriété publique que les travaux de Hattie contiennent une grande quantité d'erreurs. Sans doute parce que les accusations de pseudoscience à son encontre se généralisent et que ça devient un peu embarrassant (cf. compilation des critiques envers Hattie en fin de cet article)...

Bissonnette a dû se dire que ça sentait un peu le roussi et qu'il vallait mieux sacrifier Hattie de son diaporama pour ne pas prendre de risque. C'est un peu gênant parce qu'en laissant ainsi tomber une bonne part de son argumentaire, il ne lui restait plus grand chose de très "probant" à nous montrer du coup…
C’était donc ça le "goût de trop peu" qu'on avait ressenti dans sa conférence.

On se souvient de l'idée : Seules les "données probantes" sont recevables, tout le reste n’est que croyances et idéologies...

Au fond, son discours rejetant les idéologies est assez amusant à entendre quand on sait que le courant de recherche sur lequel il s’appuie (la School Effectiveness) est lui-même fondé sur un postulat idéologique.
Il ne s’en cache pas, ses méga-analyses sont la "synthèse des conclusions énoncées par certains chercheurs travaillant sur la School effectiveness"7.

Or, il faut savoir qu'au départ de ce mouvement initié par le gouvernement des États-Unis dans les années 1960-70, il y a une prise de position. Celle de croire qu'il est possible de dégager de bonnes pratiques qui renforceraient l'efficacité de l'enseignement. En augmentant cette efficacité, les variables extérieures (socio-économiques, géographiques, familiales, etc.) n’auraient ainsi plus d'impact et l'école pourrait contribuer à résoudre les inégalités - c'est le fameux "effet enseignant"6 (un "effet" que de nombreux chercheurs considèrent aujourd'hui comme un mythe entretenu au cours des diverses réformes de l'éducation, notamment aux États-Unis, afin de déplacer la responsabilité vers les enseignants eux-mêmes39).

Bref. C’est un parti pris qui est à l'origine de ce mouvement, une prise de position. Volontariste et probablement respectable à l'origine, mais une prise de position quand-même. La science est venue en second lieu, pour lui donner une assise et une crédibilité36.

Je pense que tout est là : la science arrive en second lieu. Malgré le discours "scientiste" affiché parfois avec arrogance, la science arrive, en définitive, en second. En espérant qu'elle parvienne à confirmer le point de vue. 
Alors parfois, ça dérape un peu comme avec Hattie et ce sont des paquets de diapositives que l'on doit mettre à la poubelle dans les conférences.

Je trouve que tout cela a quand-même l'air bien fragile... Une fragilité inversement proportionnelle aux roulements des biscoteaux qu'on nous inflige actuellement.


Une conclusion ?

Un vaste chantier a commencé. L'objectif est d'expliquer aux enseignants les "bonnes pratiques" à adopter dans leurs classes.

L'argument Evidence-based est habile : proclamant se référer à la science, on peut difficilement en contester la validité.
On observe cependant une sorte de flottement dans la démarche, des erreurs dans les études et le gonflement artificiel des résultats annoncés (on l'a vu dans cet article, l'obstination à vouloir imposer le programme PARLER par exemple, en dépit des nombreuses études américaines et françaises démontrant son inefficacité est vraiment un incroyable cas d’école). 

A priori, tout porterait donc à croire que les défenseurs de l'Evidence-based en France et en Belgique seraient particulièrement mal informés ou qu'ils miseraient sur la méconnaissance des autres.
Personnellement, j'opterais pour une troisième hypothèse. Je ne pense pas qu'il s'agit de réels imposteurs ni d'incompétents mais plutôt qu’étant tellement séduits par ces méthodes, ils en arrivent à défendre l'indéfendable, parfois jusqu'à se contredire eux-mêmes, parfois jusqu'à l'absurde. Statisticiens et analystes des données pour la plupart, leur inclination naturelle est de s'appuyer sur des méthodes qui seraient objectivables du point de vue scientifique. Mais d'un autre côté, ils ne semblent pas vouloir prendre en compte les études contradictoires qui invalident ces méthodes, ils se laissent parfois aller à une dose de mauvaise fois et ils sont aussi très indulgents pour les maîtres à l’aura médiatique éclatante mais dont la rigueur scientifique aurait tendance à flotter un peu (cf. John Hattie). 
Pour reprendre le mot d’un critique de Hattie, ils font preuve de ce qu'il a appelé une "cécité volontaire" à l'égard de ces théories (willfull blindness).

Bref, une attitude qui de facto invalide une authentique démarche scientifique et aurait tendance à les ranger du côté des idéologues.

En utilisant les écoles et notamment les écoles en difficulté comme plateformes de tests pour leurs méthodes, on observe aussi un côté “apprenti-sorcier” particulièrement dérangeant car ce sont les enfants eux-mêmes qui sont pris pour cobayes.

Sans doute a-t-elle pris une nouvelle forme aujourd'hui mais en définitive, c’est l'éternelle chimère de la méthode miracle qui resurgit encore une fois. Celle dont on rêverait qu'elle vienne à bout des difficultés des élèves et qui résoudrait toutes les inégalités.

Plus on s'informe sur ces méthodes et l'incapacité à démontrer leur réelle efficacité (malgré le discours péremptoire et les moyens de diffusion mobilisés), plus cela renforce la certitude qu'il n'y a définitivement pas de méthode miracle "clé sur porte". La pratique sur le terrain le confirme chaque jour et c'est peut-être simplement elle qui fait défaut à tous ces gens.

On dira que je caricature, que je ressors la sempiternelle opposition de l'acteur de terrain contre l'expert dans sa tour d'ivoire...

Dans notre école, une méthode d'alphabétisation “validée par la science” nous a été imposée pour remplacer tout ce que nous avions élaboré avec succès depuis des années (le fameux programme PARLER). Cette méthode est présentée dans le Pacte d'Excellence comme un “dispositif d’apprentissage et d’intégration des allophones”.37
Or, il faut savoir que chaque année nous accueillons à l’école de nombreux enfants venant d'arriver en Belgique et n'ayant aucune connaissance du français (les “primo-arrivants”), a priori cette méthode devait donc spécifiquement leur être destinée.
Mais les experts mandatés pour superviser l’implémentation de la méthode dans l’école ont décidé qu’ils n'allaient pas prendre en compte les primo-arrivants afin, selon eux, de “ne pas fausser les résultats” de leur étude. On peut donc légitimement se poser la question : de quel côté se trouve la caricature ?

Alors oui, tant que des experts de ce genre prétendront rester dans leur idéal d'une école-laboratoire fantasmée, au point que la réalité du terrain doit être aménagée pour éviter qu’elle contredise les résultats attendus, je crois qu'en effet ils n'auront pas grand-chose à nous apprendre sur notre métier.

Tant que les pouvoirs publics préféreront s'en remettre à des méthodes parfois fumeuses qui affichent les soi-disant preuves scientifiques de leur efficacité plutôt que faire confiance aux enseignants, rien de constructif ne sera vraiment possible.

Certains chercheurs font preuve de beaucoup de probité et leurs travaux sont remarquables, mais pour l'instant ils sont malheureusement inaudibles.
C'est contre la propagande assourdissante de ceux à qui on a offert un porte-voix qu'il est maintenant essentiel de résister.



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1 L’expression est employée par le ministre français de l'éducation lui-même :

2 Le moins que l'on puisse dire, c'est que les tenants de cette mouvance sont en opposition radicale avec les pédagogies actives ou "constructivistes". Selon eux, ces pédagogies sont le produit de croyances dogmatiques qui seraient responsables de tous les maux. Certains défenseurs de l’enseignement explicite par exemple, déversent leur haine sans aucune retenue, à un point tel que c'en est presque comique. Si vous avez un peu de temps à perdre, je vous recommande la lecture du site d'un couple d’anciens enseignants, madame et monsieur Appy, très actifs sur le net, totalement acquis à la cause de l'enseignement explicite et convaincus de détenir la seule façon efficace d’enseigner.
Par exemple, pour rédiger cet article, j’ai été consulter leur dernière publication en date : c’est une véritable explosion de haine à chaque phrase. Morceaux choisis : “les manœuvres habituelles des constructivistes (…) dogme (…) pédagogues progressistes en chambre (…) se mettre dans la poche les futurs ministres incompétents dès que la gauche reviendra au pouvoir (...) escroquerie (…) progressistes d’opérette (…) la soupe constructiviste (…) les thuriféraires (…) les idiots utiles” etc… Et j’en passe. Si le cœur vous en dit, tout leur site est du même tonneau :
Si je mentionne ces gens, c’est parce qu'ils proposent des formations à l'enseignement explicite (Form@Pex) et qu'un de leurs articles est utilisé comme introduction dans les documents de notre formation, préparés par les bons soins de l’UMons.
Dans le même genre, il y a aussi les innombrables tweets de leur ami Steve Bissonnette, l’auteur francophone de référence pour l’enseignement explicite, lui aussi en bonne place dans les documents de notre formation.
En moins vulgaire, mais avec tout autant de suffisance, voire de mépris, il consacre son temps à démolir les “constructivistes” sur les réseaux sociaux et à affirmer la supériorité de sa pédagogie, sans souffrir la moindre critique.
Par exemple, alors qu’il se fait contredire dans une discussion sur Twitter, le ton monte rapidement, il conseille à son interlocuteur d’aller consulter un site internet spécifique et il termine par : "en espérant que vous comprenez l’anglais !".
Le plus drôle est qu’en définitive, l’interlocuteur en question ne contredisait même pas Bissonnette, il signalait seulement que le fait de prouver qu’un modèle comme celui de Bissonnette fonctionnait n’invalidait pas automatiquement le modèle opposé.
Un fil de discussion qui en dit long sur l’ouverture du personnage :
Bref, tous ces gens ont l’air bien énervés et ne semblent pas apprécier la contradiction. Si la pédagogie qu'ils défendent est efficace, elle ne rend pas aimable en tout cas.
Pour eux ça ne fait aucun doute, la guerre contre les pédagogies progressistes est déclarée.
En France, l'offensive est menée par le ministre de l'éducation lui-même. Ce n’est pas pour rien que Philippe Meirieu a intitulé son dernier ouvrage "La riposte".

4 Ariane Baye, par exemple, qui fait partie du Comité scientifique du Pacte d’Excellence et a réalisé un rapport afin que la Fédération Wallonie-Bruxelles adopte les méthodes Evidence-Based, est spécialiste de l’analyse des données PISA au sein du département Éducation de l'ULg dirigé par Dominique Lafontaine. Ariane Baye a même été National Project Manager de PISA pour la Belgique francophone de 2006 à 2012.

5 Marc Demeuse, également membre du Comité scientifique du Pacte d’Excellence et auteur d'un état des lieux de l’enseignement pour le Pacte (GT1), est un des principaux représentants de la School Effectiveness belge. Romuald Normand, spécialiste des politiques éducatives internationales, le situe même au centre d’un réseau de co-publications d’auteurs appartenant à la “School Effectiveness franco-belge-suisse”.
Cf. pages 13 et 15 :

6 "La School Effectiveness postule que les établissements scolaires peuvent être évalués selon différentes variables et indicateurs, et que les enseignants sont les premiers responsables de l’amélioration des résultats des élèves. Cette école de pensée a justifié la mise en œuvre de systèmes d’évaluation par les tests et les politiques d’obligation de rendre compte dans bon nombre de pays." https://www.erudit.org/fr/revues/npss/2011-v6-n2-npss1817572/1005775ar.pdf, pages 200 et 201

On a reproché plusieurs choses à ce mouvement : par exemple, la trop grande prétention de ses auteurs à apporter des réponses sur base de données incomplètes, détachées du contexte social; le fait de surestimer l’importance des établissements et des pratiques enseignantes, en les présentant comme les seuls leviers d’action possible pour améliorer l’efficacité et lutter contre les inégalités (ce qu'ils ont appelé "l'effet enseignant" ou "l'effet maître"); le manque d’assise théorique de leurs travaux, compensée par la sophistication de plus en plus grande des modèles statistiques; et enfin les dérives managériales ou néo-libérales de leurs travaux.
https://journals.openedition.org/rfp/2135, paragraphe 4

À propos, on observe une belle constance dans la critique des pédagogies progressistes de la part des représentants de ce mouvement.
Gilbert De Landsheere par exemple, l'inventeur de la School Effectiveness à la belge (qui a importé ces idées des États-Unis dans les années 60-70) déclarait déjà :
« Il faudrait aussi parler de cette attitude, héritée de mai 1968, opposée à la présentation de tout modèle. Imaginez un professeur de chirurgie "new-look" qui dirait en substance à ses disciples : "Voici un patient à opérer de l'appendicite. Qui désire essayer ? Je ne veux pas vous proposer de modèle et je sais d'ailleurs que vous n'en accepteriez pas. Je souhaite que vous fassiez preuve de créativité, que vous exprimiez pleinement votre personnalité en tentant cette opération..." A travers cette caricature, vous avez reconnu un certain genre de discours fréquent chez les pédagogues d'après mai 1968. Que ne fit-on pas au nom d'une non-directivité mal comprise ! » 
http://uv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70222-7.pdf
On le voit, une réduction simpliste des pédagogies progressistes et l'analogie abusive avec la médecine étaient présentes dès le départ. Une rhétorique qui nous est resservie à l'identique 50 ans plus tard.


Gilbert De Landsheere, le père de la School Effectiveness à la belge. 
Son héritage est toujours très vivace (et pas seulement à l'Université de Liège). 


À lire, un article extrêmement intéressant et très complet sur l'histoire de ce mouvement et son impact sur les politiques éducatives. Pour comprendre d'où vient vraiment le Pacte d’Excellence (et vers quoi il nous entraîne) :

7 La méga-analyse de Steve Bissonnette est la "synthèse des conclusions énoncées par certains chercheurs travaillant sur la school effectiveness", Revue de l’Institut Français de l’Éducation - septembre 2011, page 4

8 Un des principaux objectifs du Pacte d’Excellence est la progression au classement PISA. “combler l’écart de performance entre l’enseignement obligatoire de la FWB et celui de la Flandre génèrerait à terme une croissance additionnelle de l’ordre de 0.7 % par an du Produit Intérieur Brut par habitant de l’ensemble WallonieBruxelles.” Extrait du document de présentation du Pacte, page 19

9 En France, la rhétorique du ministre de l’éducation est limpide : pour se hisser dans le classement PISA, on doit changer les méthodes des enseignants. Pour y arriver, il faut se départir des idéologies et donc se baser sur la science.
Une position raisonnable et objective à première vue mais qui, en réalité, constitue un parti-pris idéologique qui n’est pas dépourvu d'inquiétantes zones d’ombres (Cf. cet article : http://bit.ly/e-based).

18 http://enseignement.be/index.php?page=26823&do_id=6940
19 https://www.liberation.fr/debats/2019/09/04/celine-alvarez-un-peu-trop-classe_1749304
20 "Les Lois Naturelles de l’Enfant" - 2016, page 18
21 https://drive.google.com/file/d/1yxJPqxlE_wPOqm5rtkMQ8scIoUaOcAWq/view?usp=sharing
22 https://www.celinealvarez.org/les-resultats
23 "Les Lois Naturelles de l’Enfant" - 2016, page 18 - magazine Cerveau et psycho n°116, décembre 2019, interview d'E. Gentaz, site internet de Céline Alvarez
24 https://www.liberation.fr/debats/2019/09/04/celine-alvarez-en-mettant-un-temps-de-cote-les-fondamentaux-tout-change_1749303
25 https://drive.google.com/file/d/17yf0PAB3DhH1eZCIZnb1EupFqlOhkQT7/view?usp=sharing
26 https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/070919/celine-alvarez-la-promesse-dun-miracle
27 https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/070917/science-et-pedagogie-deformations-et-impostures-1-lexperimentation-alvarez

37 http://www.pactedexcellence.be/wp-content/uploads/2017/05/PACTE-Avis3_versionfinale.pdf (pages 287, 288 et 289)
Voir aussi l’article L'Evidence-based : Quelles preuves? Quelle efficacité? Quelle science?
38 Olivier Mottint par exemple, dans un texte intitulé : "Faut-il renoncer aux pédagogies actives ?"
https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article287
39 Aux États-Unis, cet hypothétique "effet" des enseignants et des écoles a été évalué à hauteur de 30% par rapport à l'ensemble des facteurs qui ont un impact sur la réussite des élèves. Les variables les plus significatives sont le statut socio-économique, la qualité de vie dans le quartier, la qualité psychologique de l'environnement familial et du soutien à la santé. Il y en a d'autres, mais il faut comprendre que les enseignants ont beaucoup moins de pouvoir pour améliorer la réussite des élèves que ces divers facteurs extérieurs. Prétendre le contraire est une exagération des faits, voire un mensonge.

Même le rapport du Projet Follow Through dans les années 1960-70 (vaste étude américaine sur les méthodes éducatives en milieu populaire et qui constitue l'acte fondateur de l'enseignement directif/explicite) note la forte dispersion des résultats en fonction de variables extérieures. Avec des enseignants motivés et appliquant les mêmes méthodes, les résultats varient fortement d'une école à l’autre et d’une zone à l'autre. Une observation essentielle dont on n'a pas tenu compte dans le développement des méthodes directives/explicites, traduisant la conception mécanique de l'enseignement dont ont fait preuve leurs auteurs. Comme si le modèle proposé était reproductible indépendamment du contexte individuel et social.
"50 mythes et mensonges qui menacent les écoles publiques américaines : la vraie crise de l'éducation" par David C. Berliner et Gene V Glass

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