Plans de pilotage/Contrats d'objectifs : le modèle américain de l'ère Reagan

« L’école doit être vue dans son ensemble comme une « unité de production ». (…) On met en place un cycle pour assurer le contrôle qualité et l’amélioration de la qualité. »

C’est ainsi que Marc Demeuse, un des principaux consultants pour l'élaboration des réformes, a expliqué les bases de la nouvelle gouvernance de notre système éducatif à l’occasion d’une conférence donnée à Charleroi le 21 novembre 2016.
Ce jour-là, en quelques mots devant une salle médusée, il venait officiellement de faire entrer notre enseignement dans l’ère du New Public Management.
Bien sûr c’était la fin de la conférence, il y avait quelques lapsus et approximations, mais le fond y était.

À voir sur Youtube :

Et en effet, le décret "Fourre-tout" voté en février 2016 impose désormais aux écoles un "plan de pilotage" associé à un "contrat d'objectifs".
Pour comprendre la manière dont ces dispositifs ont été introduits, voir l'article : Fourre-tout et coup fourré

Dans un entretien à une télévision locale (à voir ici), Marc Demeuse résume l’esprit de la loi : La liberté doit s’accompagner d’une responsabilité. En échange de leur liberté, d’une certaine autonomie, les écoles vont devoir maintenant rendre des comptes. L’idée des plans de pilotage est que les écoles puissent choisir de développer une direction particulière mais en respectant des objectifs chiffrés, et les résultats seront rapportés. L’école est l’entité responsable.

Une obligation de résultats est donc désormais imposée aux écoles. Il s’agit d’un principe de contractualisation bien documenté appelé "accountability" et qui se généralise depuis plusieurs années un peu partout dans le monde. Ce principe fait d’ailleurs partie de l’ensemble des prescriptions de l’OCDE en matière d’enseignement et il est recommandé par le consultant McKinsey qui accompagne de nombreux pays dans la transformation de leur système éducatif.
(cf. article : Les copiés-collés de la ministre)

Le modèle est né dans les années Reagan aux États-Unis.

En 1983, la « Commission pour l’Excellence en Éducation » a publié son rapport sur l’état du système éducatif américain : « A Nation at risk : The Imperative for Educational Reform », et il était accablant. Immédiatement après sa publication, un « mouvement pour l’Excellence » a été créé et un ensemble de décisions politiques a été pris à l’échelle des états américains, particulièrement ceux du sud.


Les écoles ont alors été restructurées pour améliorer leur efficacité selon des nouvelles formes de management. L’idée était d’accorder une plus grande autonomie aux établissements, en contrepartie d’une exigence plus forte en termes de résultats (accountability). À cette époque, la nouvelle tendance dans le management des entreprises était de s’orienter vers davantage de flexibilité, vers le travail en équipe autour de projets, vers l’adoption de procédures d’auto-évaluation. Ces conceptions furent transposées dans le management des écoles.

D’une manière générale, cela correspond à l'avènement du "New Public Management" dans le monde anglo-saxon. En Angleterre, cette politique a été introduite par Margaret Thatcher. « Sous couvert de saine gestion des institutions publiques, il s’agissait d’appliquer à l’État les méthodes de gestion des entreprises privées supposées plus efficaces ». C'est à ce moment qu'à émergé la notion de "gouvernance".

La revue Education week qualifie l’accountability des années 80 de "horse trade", c’est-à-dire de marché de "maquignon" : l’État offrirait plus de flexibilité dans le fonctionnement des écoles ainsi que plus de subsides si en échange, les écoles et les enseignants acceptaient d’être tenus responsables de la réussite ou de l'échec des élèves.

Dans les années 90, certains états américains ont commencé à offrir des primes à la réussite aux enseignants ou leur infliger des punitions, selon les cas. Aujourd’hui, on parle de « plans de rémunération au rendement » pour les enseignants.

Depuis 35 ans, cette politique lancée par Reagan est toujours d'application aux États-Unis. Elle a même été amplifiée par ses successeurs (notamment par la loi « No child left behind » de George W. Bush qui a intensifié les tests et les évaluations).
Qui peut affirmer aujourd’hui qu’il s’agit d’un modèle probant ?

Pour se faire une idée, il faut voir le documentaire “Waiting for Superman” qui fait un état des lieux du système éducatif américain. Même si le film présente des lacunes et fait quelques raccourcis, il constitue quand-même un témoignage intéressant.

Cliquer sur l'image pour lancer la bande-annonce

Le film montre que certains parents considèrent que le niveau des écoles publiques aux États-Unis est devenu si médiocre aujourd’hui que leur seul espoir est de faire entrer leur enfant dans une Charter School. Les Charter Schools sont des écoles subsidiées par l’État mais gérées par le privé, elles sont parfois aussi co-financées par des dons privés.

Le système éducatif est perçu comme inefficace et les parents cherchent le moyen de s'en affranchir, ces écoles leur en offrent la possibilité. En effet, les Charter Schools ne doivent pas suivre les mêmes règles que les écoles publiques : par exemple, elles ne sont pas soumises à la reddition de comptes envers l'État mais seulement envers les parents, elles ne sont pas tenues de respecter des quotas d'enfants en difficulté, etc.

Les places dans ces écoles sont rares et très recherchées. Certains établissements exigent un examen d'entrée, d'autres sélectionnent les élèves par loterie.


Bref, après une expérience de 35 années, on constate aujourd'hui que cette politique d'accountability lancée par Reagan n'a pas permis d'améliorer la qualité de l'enseignement aux États-Unis. Au vu de l'affiche du film, le système éducatif américain ressemblerait même à un triste champ de ruines et les gens cherchent maintenant des solutions pour s'en extraire.

On aurait donc tout intérêt à en tirer des leçons et ne surtout pas appliquer ce modèle dans nos pays.

C’est pourtant bien ce modèle qui a été voté au parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles le 4 février 2016, sans que personne ne s’en aperçoive vraiment, et sans que (presque) personne ne s’en émeuve.

Bien sûr, on dira qu’il ne faut pas noircir le tableau, on rétorquera que les plans de pilotage n’ont rien à voir avec ce qui se passe aux États-Unis ou en Angleterre, que nous allons aborder les choses de manière plus souple, moins contraignante et qu’on laissera la possibilité aux écoles d’ajuster le tir progressivement. Marc Demeuse évoque la possibilité d’une accountability de type « douce » et « réflexive » dans son état des lieux de 2015...
http://www.pactedexcellence.be/wp-content/uploads/2017/04/rapportGT1-VF.pdf (page 112)

Il n’empêche que même si on y met les formes, le fond reste le même et les dérives d’un enseignement centré sur les résultats ne sont pas sans conséquences.

Christian Maroy, professeur à l'université de Montréal, a dirigé un ouvrage de référence qui fait un vaste tour d’horizon des politiques d’accountability dans le monde.
(L'école à l'épreuve de la performance. Les politiques de régulation par les résultats, de Boeck 2013 -


Selon lui, ces politiques posent des enjeux importants pour les enseignants : « du point de vue de leur autonomie professionnelle (technique mais aussi morale) ». Le risque est qu’à terme, le rôle de l’enseignant soit « réduit à une capacité à atteindre les objectifs qui lui ont été assignés (ce qui suppose une expertise et une relative autonomie de moyens ; l’enseignant devenant en fait un "exécutant qualifié") ».
Il ajoute : « Les politiques de régulation par les résultats me semblent appeler une redéfinition du professionnalisme dans un sens plus étroit et managérial du terme. Surtout lorsque ces politiques s’accompagnent de prescriptions sur les pratiques enseignantes, et d’enjeux "forts" pour les écoles et les enseignants. »

On fait passer la « conception de l’école comme institution vers une conception de l’école comme un système de production : production de compétences, de résultats… » (le lapsus de Marc Demeuse n'en était donc pas un).
Il explique le rôle central de l’évaluation dans le système : « Les évaluations externes à grande échelle d’origine nationale ou internationale (PISA) (…) sont supposées servir de point d’appui pour le "pilotage" des actions à tous les niveaux ».
Dans le contexte anglo-saxon, on a observé que l’enseignement s’était progressivement transformé en un moyen pour réussir les évaluations, une tendance que l’on a appelée "teaching to the test".



En Angleterre, « la majeure partie du temps sert à préparer les élèves aux évaluations », explique Stephen Ball, professeur en sociologie de l’éducation et spécialiste en matière de politiques éducatives. Il note aussi que « les écoles deviennent les seules responsables de leurs performances, de cette façon les gouvernements sont moins à blâmer. »

Bien entendu, cela a des conséquences sur les élèves. Christian Maroy constate : « certaines études ont démontré que, si le testing peut amener les élèves à travailler plus, il aurait néanmoins des effets négatifs ou neutres sur une motivation intrinsèque, le plaisir d’apprendre. »

Des effets pervers sont aussi observables : « les directions d’établissements ou les enseignants peuvent avoir recours à des comportements stratégiques dans le but d’augmenter les résultats des écoles et des élèves : maquillage des chiffres, focalisation sur les élèves les plus aptes à augmenter les standards… »

Concernant la réduction des inégalités du système scolaire, Christian Maroy estime que cela fait débat chez les experts. On a cependant pu noter que « ce sont les écoles les plus défavorisées et les élèves les plus en difficulté qui sont le plus en proie à des difficultés pour rejoindre les objectifs fixés. »

J’ai déjà pu constater très concrètement à mon échelle quelques-uns des effets pervers évoqués par Maroy.

Je vous en ai peut-être déjà touché un mot, la personnalité de mon directeur est plutôt caricaturale. Mais la caricature a du bon : elle amplifie les défauts et elle permet donc d’identifier plus facilement les travers.

Cela aura été sa première année parmi nous et je suppose qu’il aura tenu à démontrer qu’il honorait la mission que le PO lui avait assignée : le redressement de l’école.
Son attitude a été assez éloquente quand nous avons obtenu les résultats des enfants aux CEB.
Chaque groupe d’élèves sortants est différent. Compte tenu de la mobilité de la population, le taux de réussite en fin de scolarité est plus ou moins élevé d’une année à l’autre sans que cela prouve quoi que ce soit. Il se trouve qu’il n’était pas terrible l’année dernière et que, par hasard, il s’est révélé plutôt bon cette année. Bien entendu, le directeur a vu ça comme une « progression » et la preuve concrète de son impact personnel dans l’école.

En fin de 2ème primaire, les enfants doivent passer ce qu’on appelle des « épreuves interdiocésaines », il s’agit d’évaluations non certificatives qui sont utilisées par le SEGEC comme indicateur du niveau des écoles.
Le directeur a dû aussi estimer qu’il s’agissait d'un test personnel de la part de sa hiérarchie. Il a corrigé les épreuves avec quelques enseignants et une collègue qui était assise à côté de lui m’a rapporté qu’il y allait vraiment « à la louche » (ce qui explique pourquoi un de mes élèves qui m’avait remis des feuilles d’examen vierges est quand-même parvenu à obtenir 40%).

Certains enfants sont parfois difficiles à gérer et ont d’énormes difficultés scolaires, ils ne rentrent pas dans les cases. Cette année, trois enfants du dernier cycle (5ème-6ème primaire) ont été renvoyés de l’école sans que l’on ait particulièrement cherché à les aider.

Bref, la caricature de cette année aura bien démontré le genre de dérives auxquelles peut conduire cette politique de résultats : la triche aux évaluations et le renvoi des élèves « borderline ».

Il faudrait conclure en s’interrogeant sur le rôle de la politique quand elle abandonne des missions de service public à des modes de management de ce type.

Dans un régime de gouvernance, explique Alain Deneault, l'action politique est réduite à la gestion, à ce que les manuels de management appellent le « problem solving » : la recherche d'une solution immédiate à un problème immédiat, ce qui exclut toute réflexion de long terme, fondée sur des principes, toute vision politique du monde publiquement débattue.

Recettes managériales, enseignement "efficace" centré sur les neurosciences, la ruée vers ce type de solutions "illustre aussi la dépolitisation actuelle, commune aux différents gouvernements, de la question scolaire. Obnubilé par la performance des systèmes éducatifs, on ne réfléchit plus assez aux buts de l’éducation, aux inégalités scolaires et à la place qu’on veut donner à l’école dans notre société. C’est une question politique qui doit et qui va forcément revenir.” conclut le sociologue Stanislas MOREL (qui ne précise malheureusement pas dans combien de temps cette question reviendra).
http://www.liberation.fr/debats/2018/01/19/stanislas-morel-les-neurosciences-illustrent-la-depolitisation-actuelle-de-la-question-scolaire_1623801

 

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