Fourre-tout et coup fourré : la petite histoire des Plans de pilotage


« Décidée par les acteurs ayant participé aux travaux du Pacte pour un Enseignement d’excellence, cette nouvelle dynamique de pilotage (…) » blablabla.
Faux. Ceci est une contre-vérité, une "vérité alternative", selon l'expression consacrée. Les acteurs ayant participé aux travaux du Pacte n’ont jamais décidé ce principe de Plans de pilotage.

La phrase est tirée du magazine PROF de la rentrée 2018, le très officiel périodique édité par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui est envoyé à tous les enseignants.

La question est donc : pourquoi la Fédération Wallonie-Bruxelles voudrait-elle nous le faire croire ?
Explications.

Tout d’abord, il faut lire ce qui suit :
  • « Pour développer l’excellence de chaque établissement, le Gouvernement veillera à ce que chacun d’entre eux initie un plan pluriannuel avec des objectifs à atteindre en termes de réussite, de niveau d’acquisition des compétences, et ce au regard de la population accueillie. Ce plan sera rédigé en concertation avec l’équipe pédagogique (…) Il sera élaboré avec le soutien des conseillers pédagogiques et sa réalisation sera évaluée par le Service général de l’inspection. »
  • « Le Gouvernement sera attentif à renforcer l’autonomie des établissements et des chefs d’établissement. Ce renforcement de l’autonomie s’accompagnera d’une responsabilisation, en fonction d’objectifs à atteindre, et dans une logique de pilotage. Dans ce cadre, le chef d’établissement disposera d’une autonomie accrue en matière de gestion de son personnel. Le statut sera adapté pour qu’il puisse composer et garder des équipes pédagogiques motivées. »
  • « Le Gouvernement (…) stabilisera rapidement le Service général de l’Inspection et envisagera sa mutation progressive vers un corps professionnel chargé d’assurer l’audit de la qualité de l’enseignement dans tous les établissements scolaires. »
Que venez-vous de lire à votre avis ?
Si vous vous êtes un peu informés, vous aurez immédiatement identifié les orientations du Pacte d’Excellence en matière de nouvelle gouvernance et de plan de pilotage. Il s'agirait donc du résumé de ces dispositions telles qu’elles ont été « décidées par les acteurs ayant participé aux travaux du Pacte » ? Pas du tout. Ces textes sont extraits des pages 16, 23 et 24 de la Déclaration de Politique Communautaire (DPC).

La DPC, c’est la feuille de route du gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, son plan de vol politique. Elle contient l'essence des futurs décrets. Et elle a été signée en début de législature le 23 juillet 2014, soit plus d'1 an avant le démarrage du Pacte d'Excellence (et 2 ans avant le début du processus participatif).

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Ces dispositions ont été envisagées de longue date et ne sont absolument pas le fruit du travail des acteurs du Pacte. Comme prévu, elles ont été adoptées au parlement. On notera d'ailleurs que le projet du décret ne cachait pas leur origine, l’article consacré à la gouvernance commençait par cette phrase : « Il s’agit d’une disposition visant à mettre en œuvre la déclaration de politique communautaire. »1

Le décret en question porte le joli nom de "Fourre-Tout", en raison du tas de mesures hétéroclites qu’il comporte comme, par exemple, l’agrément des manuels scolaires, le remboursement des frais de transport en train ou à vélo, le rachat d’un bâtiment scolaire par le Centre sportif de la commune des Fourons, etc… Bref, c’est au milieu d’un capharnaüm qui tient de l'opération vide-grenier qu'on trouve cette réforme de la gouvernance, comme un détail parmi d'autres, comme une simple formalité technique.

Une formalité qui aura quand-même fait un peu de bruit au parlement, car il faut reconnaître que l'opération s'est déroulée de manière particulièrement chaotique : avant de faire voter le décret, la ministre Milquet a ajouté en dernière minute quelques éléments spécifiques, elle a notamment introduit le terme "plan de pilotage", la liste des stratégies à intégrer aux plans de pilotage ainsi que la possibilité de mise sous tutelle des écoles en "écart de performance"2. Ces modifications ont été apportées après l’avis du Conseil d’Etat et sans avoir été soumises aux fédérations de PO et aux syndicats, ce qui a provoqué un certain tollé 3 .

Mais finalement, après quelques amendements destinés notamment à rassurer les PO sur le maintien de leur indépendance, le texte est quand-même passé.
Quant au Conseil d'État, la ministre a répondu en commission que l'avis du Conseil « n'est qu'indicatif et que le sens de certaines de ses remarques n’est pas toujours clair » 4 .

Le décret a été adopté le 4 février 2016, bien avant la fin des travaux du Pacte 5.
En effet, selon l'agenda, le Groupe de Travail dédié à la Gouvernance ne devait pas remettre ses premiers projets de plans d’action avant fin avril. Ces plans d'actions auraient dû encore être complétés par la contribution des acteurs de terrains. Et c'est seulement après cette phase participative que les textes auraient normalement pu être adoptés au parlement, c'est-à-dire à partir de juin 2016.
Voir le calendrier des travaux pour la gouvernance, page 20 : 

Le "Fourre-Tout" est passé en force et a ainsi court-circuité le Pacte d’Excellence, en particulier le Groupe de Travail consacré à la gouvernance. C'est sans doute pour cette raison que le rapport de ce GT est resté étrangement "confidentiel". Il y a fort à parier que ce rapport n'existe tout simplement pas.

Bien entendu, cela a suscité des réactions au parlement. Ecolo s’en est indigné : « C’est finalement ici que cela se passe, la majorité valide des choix politiques alors même que de nombreux acteurs de l’école sont actuellement en train de se mobiliser et de réfléchir à des propositions et des solutions sur ces mêmes enjeux. De qui se moque-t-on ? A quoi sert encore le Pacte si la majorité a déjà tout décidé ? » 6.

Ce passage en force n'est pas innocent. On pourrait sans doute l’expliquer par la crainte de la ministre que ses textes ne survivent pas au processus participatif. Ils contiennent en effet un tel nombre de contraintes que les acteurs de terrain les auraient certainement recalés.

Joëlle Milquet a déclaré en commission que les plans de pilotage représentaient « une vraie révolution » et étaient « des éléments fondamentaux qui auraient déjà dû être initiés par le passé »7. On sent chez elle son enthousiasme à l’idée que ces mesures puissent enfin être adoptées. Il est vrai que cela faisait un moment qu’elles étaient sur la table.
En 2005 par exemple, on voulait déjà « baser la gouvernance du système scolaire sur le triptyque Régulation par le politique / Responsabilisation des acteurs / Evaluation des résultats ». À l'époque, on ne parlait pas d'un Pacte d'Excellence mais d'un "Contrat Stratégique pour l’Éducation" pour réformer l'enseignement.

À propos, il est intéressant de relire aujourd'hui les projets des réformes, tels qu'on les avait rédigés il y a 14 ans :
  • « Chaque acteur et l’autonomie qui est la sienne seront respectés. La rédaction comme la mise en œuvre du Contrat Stratégique pour l’Éducation s’inscrivent dans une démarche démocratique et participative. »
  • « La Communauté française fixe des objectifs et détermine les critères et les formes d’évaluation ainsi que les mesures à prendre lorsque les résultats ne rencontrent pas les objectifs. Un Comité stratégique fera le point sur les tendances observées, les mesures réalisées, leur application sur le terrain et leur capacité à rencontrer les objectifs fixés. Le cas échéant, le Comité stratégique débattra des correctifs nécessaires à apporter afin de garantir que les objectifs poursuivis seront atteints. Des plans de rattrapage seront établis pour les établissements particulièrement éloignés des performances moyennes. »
  • « Les directions seront dotées d’un statut propre et valorisant. Une compétence sera octroyée aux chefs d’établissement dans l’engagement de membres du personnel. »
  • « Les services d’inspection seront réformés et s’inscriront également dans cette perspective de pilotage accru du système. »
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La notion de "contrat", la "responsabilisation" des acteurs, les objectifs à atteindre, l'évaluation, le leadership... Il y a comme une impression de déjà-vu, non ?

C'est normal puisque la ligne idéologique n'a pas changé depuis 14 ans et l'objectif est toujours le même : augmenter les scores de la Belgique francophone au classement PISA. Ce qui a changé, c'est la manière d'imposer cette ligne idéologique.

Le problème est qu'à l'époque, le processus participatif du "Contrat pour l’Éducation" s'était résumé à quelques "soirées-débats" et, au final, les acteurs de terrain ont eu le sentiment d'avoir été floués. Ils en ont conclu qu'on les avait juste consultés pour la forme, qu'en réalité ces mesures étaient imposées "d'en haut" et ils les ont finalement rejetées en bloc.

Comme nouvelle ministre de l'Enseignement, Joëlle Milquet ne tenait surtout pas à réitérer ça. C’est là que l'expertise du consultant McKinsey est arrivée à point nommé.

Présent sur le terrain de l’enseignement depuis une dizaine d’années, Étienne Denoël, le directeur de McKinsey Belgique s’y est forgé des contacts et des amitiés. Il a pu observer les failles du système, tirer les leçons des échecs passés et il a formulé des solutions.
Elles figurent par exemple en conclusion de sa conférence de mai 2013 au SEGEC.
Comme préalable au déclenchement des réformes, Étienne Denoël recommande deux choses :
  1. « une implication très forte des acteurs de terrain pour assurer leur adhésion dès le départ »
  2. « la gouvernance du système devrait être adaptée et le leadership opérationnel des équipes, en particulier en central et dans les niveaux intermédiaires, devrait être renforcé ».

En d'autres termes, il faut amorcer une réforme de la gouvernance et mettre sur pied un processus participatif.
Selon les informations du Vif/L’Express, Étienne Denoël y serait pour beaucoup dans cette idée de processus participatif. Le 14 juillet 2014, bien avant tout appel d'offres, il s'est fendu d'une feuille de route pour le Pacte qui a, dans les grandes lignes, été appliquée ensuite par le gouvernement de la FWB.
Cette feuille de route a été transmise alors que la Déclaration de politique communautaire n’était pas encore adoptée. « Dans la version de la DPC rédigée par les 6 représentants du PS et du CDH, le Pacte d'excellence n'était pas mentionné. Dans la version finale, retouchée par les présidents de parti, un paragraphe le concernant a été ajouté, à la demande de Joëlle Milquet. »

Quelques passages de cette DPC révèlent en effet une certaines fébrilité dans la manière dont le texte a été rédigé. Outre la redondance de plusieurs phrases, on peut lire par exemple en page 23 :

    « Pour assurer le suivi du Pacte pour un enseignement d’d’excellence, un cadre de régulation clair sera défini (…) » 8.

Le temps a sans doute manqué pour corriger les fautes de frappe. Un double "d" est ainsi resté accolé à l’excellence comme un bégaiement nerveux dans la précipitation du moment.

« une implication très forte des acteurs de terrain pour assurer leur adhésion dès le départ » : voilà la clé de voûte de l’édifice. Finies les "soirées-débats", les acteurs de terrain doivent penser qu’ils sont eux-mêmes aux commandes.
D’un autre côté, comme le préconise Étienne Denoël et comme s'y est engagée la DPC, il faut aussi réformer la gouvernanceEt c'est là tout le problème, la quadrature du cercle. Sachant que ces mesures seront forcément impopulaires et risquent d’être rejetées, comment réussir à les imposer en n’impliquant surtout pas les acteurs de terrain, tout en leur faisant croire que la décision vient d’eux ?…

Il fallait donc faire vite, le plus vite possible pour profiter de la confusion au moment de la mise en place des différents groupes de travail du Pacte.

Le Fourre-Tout aura donc été un véritable tour de force et (presque) personne ne l’a vu passer.
Comme l'a dit Marc Demeuse dans sa conférence à Charleroi : « vous ne l'avez peut-être pas vu passer celui-là. Mais c'est passé ».

Après, c'est une question de communication. Et la 'com a tourné à plein régime dès le début.
Ce Pacte, c'était le nôtre. C'est nous qui allions insuffler les changements dans l'enseignement.
On a expliqué par exemple aux jeunes à l’aide d’un petit dessin animé rigolo que le Pacte allait être « une grande consultation pour repenser l’école (…) et qu’au lieu d’imposer une énième réforme toute faite, le but était de récolter l’avis de toutes les personnes concernées ».

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Puis, on a instillé l’idée que la nouvelle gouvernance était « un des axes majeurs du Pacte d’Excellence ».

Les dispositions du décret « Fourre-tout » ont été introduites dans les textes du Pacte comme émanant directement du processus participatif. C'est ainsi que l’avis n°3 du GC du 7 mars 2017 présente une synthèse des travaux et livre ses conclusions :  « Nous préconisons une approche nouvelle de la gouvernance de notre système éducatif : objectifs à atteindre (…) plans de pilotage (…) autonomie des directions, etc. » 9, c’est-à-dire toutes les mesures votées 1 an auparavant. 
Et enfin, le magazine PROF achève d'enfoncer le clou : « Décidée par les acteurs ayant participé aux travaux du Pacte pour un Enseignement d’excellence … » 

Une fois que les gens ont été convaincus qu’ils étaient les acteurs principaux de la pièce et que les décisions venaient d'eux, personne n'aurait eu l'idée de contester ces décisions.
Pour ceux qui ont réellement participé aux groupes de discussion et qui ne se reconnaissent pas dans ces choix, ils se diront que c’est la loi du nombre, que la démocratie aura tranché. Pour les autres, il leur reste la culpabilité de ne pas y avoir participé, tant pis si ces orientations ne leur plaisent pas puisqu'ils n’ont même pas fait l’effort d’assister aux réunions.

D’autres stratégies complémentaires ont aussi été mises en œuvre pour faire passer cette réforme.
L’effet différé en est une : il aura fallu 4 ans entre le vote du décret et les premiers effets concrets dans les écoles. D’ici à ce que les plans de pilotage deviennent une réalité tangible, tout le monde en aura oublié l'origine.
De plus, la mise en application est progressive, 1/3 des écoles sera touché chaque année, ce qui permet de diluer la réaction sur le terrain pour ne pas s’exposer au risque d’un rejet massif.

Alors, en définitive, ces plans de pilotages sont-ils une si mauvaise chose ? Chacun en jugera dès la rentrée 2019. En tout cas personne ne pourra ignorer comment ils nous ont été imposés.



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1 Projet de décret du 29 octobre 2015 - article 69 : 
2 Rapport de la Commission du 19 janvier 2016, pages 12 et 13 : http://archive.pfwb.be/10000000202d092
4 Rapport de la Commission du 19 janvier 2016, page 16 : 
7 Rapport de la Commission du 19 janvier 2016, page 16 : 
8 Déclaration de Politique Communautaire, page 23 : 
9 Avis n°3 du GC, page 15 : 
 

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