Enseignement Explicite, programme PARLER... des méthodes efficaces validées par la science. Vraiment?...

La mouvance "Evidence-based" est aux commandes.
Nouvelle gouvernance du système, nouvelles méthodes pédagogiques… Tout doit être réformé en se basant sur les données probantes de la recherche scientifique.

On prône donc des solutions censées plus rationnelles pour répondre aux problèmes de l’enseignement. Mais derrière le discours, on constate qu’en réalité la science peine à démontrer l’efficacité de ces solutions. Les tenants de ce courant d’idées persistent pourtant à vouloir les imposer.

Un cas d’école : le Programme « PARLER », une nouvelle méthode de lecture qui est introduite dans les quartiers défavorisés en Belgique et en France.

    — il est prouvé scientifiquement que la méthode syllabique est plus appropriée à notre population scolaire. J’ai lu énormément de choses qui vont dans ce sens et je pense que c’est vraiment la méthode la plus efficace.
C’est ce que mon directeur m’a déclaré en début d'année pour me faire changer de méthode (bien sûr, l'objectif non avoué était de suivre les prescriptions du dispositif de "réajustement" qui nous avait été imposé).

Je lui ai répondu : 
    — La méthode syllabique permet de déchiffrer mécaniquement sans mettre de sens dans la lecture.
    — Ah oui, c'est vrai... Je sais que tu accordes beaucoup d’importance au sens…

À l’entendre, c’était comme si vouloir donner du sens à la lecture était une lubie de ma part ou une petite marotte personnelle.
J’ai attendu qu’il étaye son propos par quelques références pédagogiques puisqu’il prétendait avoir beaucoup lu sur le sujet. Je voulais qu’il me cite des noms d’auteurs. J’attendais, le crayon à la main. Mais rien n’est venu.

De mon côté, il ne m’a pas fallu longtemps pour trouver les références utiles. J’avoue que j’étais un peu piquée au vif et je les lui ai envoyées par mail le soir-même. 
J’ai cité par exemple la dernière étude d’ampleur sur le sujet qui a été menée en 2015 par Roland Goigoux.
Cette étude a démontré que l’idée de privilégier une méthode particulière au détriment d’une autre n’était pas un facteur déterminant pour améliorer l’apprentissage de la lecture, ni en milieu populaire ni ailleurs. Et qu’en réalité, il n’y avait pas une seule méthode magique mais plutôt un ensemble de paramètres qui entraient en ligne de compte dans l’apprentissage de la lecture. Dans tous les cas, il ne fallait pas imposer l’usage d’une seule méthode, mais adopter une approche mixte en mettant en avant la compréhension du texte.

    — Tu sais que j’aurais pu mal prendre ton message d'hier soir.
C’est ce qu’il m’a répondu le lendemain.

    — Tu cites une étude réalisée en France, mais il faut savoir que c’est très politisé là-bas et la situation est très différente chez nous. Je refuse d'entrer dans ce genre de polémique.
Et il a changé de sujet. Manifestement, le débat d’idées n’était pas à l’ordre du jour. Une démarche fort peu scientifique pour quelqu’un qui prétend s’en référer à la science…

Bien que le rapport d’échelle ne soit pas le même, je me suis aperçue que le discours de mon directeur n’était finalement pas très éloigné de celui qu’a tenu le ministre français de l’éducation à la veille de la rentrée 2017 :
« Pour la lecture, on s’appuiera sur les découvertes des neurosciences, donc sur une pédagogie explicite, de type syllabique, et non pas sur la méthode globale, dont tout le monde admet aujourd’hui qu’elle a eu des résultats tout sauf probants »

Le syndicat des inspecteurs a réagi vertement aux déclarations du ministre : « Tout est dans le « donc », aussi idéologique qu’il est peu scientifique. On veut imposer la méthode syllabique, alors qu’aucune recherche n’atteste de son efficacité et que des évaluations de la DEEP ou de PIRLS ont montré qu’elle ne produit pas des lecteurs mais des déchiffreurs…
La science dirait donc LA vérité… Assertion fort peu scientifique. D’autant plus qu’en l’occurrence c’est uniquement une branche des neurosciences qui est convoquée, en excluant des décennies de travaux en sciences sociales et humaines. C’est au contraire une entreprise idéologique qui se met en place, de manière autoritaire, par l’imposition d’un dogme et l’exclusion d’une grande partie du champ de la connaissance. »

Philippe Meirieu a lui-même regretté qu’on ne tienne pas compte de l’étude de Roland Goigoux et il s’est inquièté de l’utilisation prescriptive que l’on voulait faire de la science en éducation :

La science (ou une certaine idée de la science) semblerait désormais l’azimut à suivre.

Malgré ce qu’en dit mon directeur, la situation en Belgique est la même que celle vécue en France.
Derrière le personnel politique qui fait voter les réformes, on trouve, tout comme en France, des "experts" appartenant à la mouvance “Evidence-based” auxquelles se joignent des acteurs du privé.

Petit rappel :

Le courant d’idées prônant une « éducation basée sur la preuve » (« Evidence-based education » en anglais) est né dans un contexte anglo-américain avec l’objectif d’aborder de manière plus rationnelle les problèmes éducatifs afin d’améliorer les politiques dans ce domaine. Ce courant a deux faces : une face « recherche » incarnée par des chercheurs qui pensent disposer d’une méthodologie scientifique permettant de dégager les pratiques pédagogiques efficaces, et une face « gestion de la politique éducative » incarnée par des décideurs politiques ou institutionnels qui pensent que les connaissances « basées sur la preuve » ainsi élaborées, doivent réorienter les politiques scolaires et les pratiques d’enseignement : programmes scolaires, outils didactiques utilisés dans les classes, etc.

“pour les défenseurs de l'Evidence-based, il importe que la chose éducative soit régie par la raison et non par la croyance (Davies, 1999) ou l’idéologie (Slavin, 2002, 2008). Cette approche est présentée comme un système d’aide à la décision rationnelle pour les praticiens et les politiques.”

La gouvernance

Les défenseurs de l'Evidence-based soutiennent une réforme de la gouvernance qui irait vers plus de contrôle et d'évaluations pour plus d'efficacité et d'équité (une orientation appelée la School Effectiveness).
En suivant à la lettre ces prescriptions, le décret "fourre-tout" de février 2016 a transformé notre système éducatif pour se conformer aux principes de l’accountability, un mode de gouvernance qui a émergé dans les années 80 aux États-Unis et qui vise à lier les enseignants aux résultats des élèves.

Le système anglo-saxon serait donc à ce point enviable et performant qu’il faudrait s’en servir comme modèle et l’adapter à notre enseignement ? Quand on réclame vouloir se baser sur ce qui a fait la preuve de son efficacité, chacun appréciera.

Sur la qualité du système éducatif américain, on renverra par exemple au documentaire “Waiting for superman” pour se faire une idée: https://www.youtube.com/watch?v=g7hcbIQnq-g

On entrevoit déjà qu’il pourrait y avoir une sous-couche derrière ce type d’orientation …
(Cf. article Plans de pilotage : le modèle américain de l'ère Reagan)

Les méthodes pédagogiques

Cette année, nous nous sommes vu imposer à l’école l’enseignement explicite* et son extension pour la lecture, le programme PARLER (Parler Apprendre Réfléchir Lire Ensemble pour Réussir). Une méthode explicite de type syllabique qui repose sur l'entraînement intensif des mécanismes de base de la lecture.
Pour un bref aperçu de la méthode, voir le JT de France 2 du 21 septembre 2017.
Intro de la journaliste dans le reportage : "La maîtresse a sorti le chrono. Chacun lit le même texte plusieurs fois (…) Les progrès se mesurent en secondes gagnées (…) le sens des mots viendra plus tard".

Ce Programme (rebaptisé aujourd'hui "Projet Lecture") a été développé par l’association « Agir pour l’école », la branche de l'Institut Montaigne (un Think Tank néolibéral) qui se préoccupe d’éducation et qui est le principal relais institutionnel en France du courant Evidence-based.
L’association se décrit elle-même sur la page d’accueil de son site comme « une plateforme d’expérimentation de nouvelles méthodes d’apprentissage de la lecture fondées sur des recherches scientifiques sérieuses et avec des résultats convaincants ».
Pour être tout-à-fait convaincant, la page d'accueil du site internet de l'éditeur du programme PARLER (les éditions de la Cigale) s'orne à cet effet d'un énorme tampon rouge "Validation scientifique", comme label de qualité.




Là, on commencerait quand-même à tiquer un peu : pourquoi devoir préciser que la recherche scientifique en question est "sérieuse" ? Y aurait-il donc une recherche scientifique qui ne le serait pas ? Et aussi, affirmer que les résultats sont convaincants est-il suffisant pour convaincre ? Quant au tampon du label de qualité...

Une façon de pratiquer la science qui, en médecine par exemple, évoquerait davantage les arguments de vente de l'élixir du docteur Doxey dans l'album de Lucky Luke plutôt que les travaux de Louis Pasteur.

Steve Bissonnette, l'un des auteurs de référence en matière d'enseignement explicite/efficace, se compare d'ailleurs à un médecin, c'est-à-dire à un praticien de sciences exactes, sous-entendant sans doute que tous les autres ne seraient que des sorciers ou des rebouteux.

Il faut beaucoup d’aplomb pour affirmer être détenteur de la seule façon “efficace” d’enseigner, jusqu’au nom de la pédagogie vendue par Bissonnette : l’enseignement “efficace”.

Brandir "la science" de cette façon implique nécessairement que l'on doit être irréprochable sur le plan scientifique.
Malheureusement, on est loin du compte et la démarche se révèle vite douteuse quand on creuse un peu. Par exemple, on constate que des études (bien scientifiques, elles) invalident la méthode PARLER en démontrant que si elle constitue effectivement un "drill" utile pour le déchiffrage, elle peine à donner accès aux élèves à la compréhension du texte. Or, on considère généralement que la lecture est acquise chez l’enfant dès le moment où il parvient à accéder au sens (quoi qu'en dise mon directeur).


Un modèle américain... qui ne marche pas.

Ici encore, la principale source d’inspiration est les États-Unis.

La méthode “PARLER” s’inspire du rapport du National Reading Panel (NRP) de 2000 et surtout de “Reading First”, un ambitieux plan pour l’apprentissage de la lecture élaboré sur base de ce rapport et mis en place à travers tout le pays de 2002 à 2008.

Un peu d'histoire ...

En 1997, le Congrès américain a approuvé la création du National Reading Panel (NRP). Sa mission était de faire un état des lieux des connaissances scientifiques ayant fait leur preuve ("Evidence-based”) en matière d’enseignement de la lecture en vue de permettre l'élaboration de politiques publiques d'alphabétisation.

En avril 2000, le NRP a publié ses conclusions et recommandations dans un rapport intitulé : « Teaching children to read : an evidence-based assessment of the scientific research literature on reading and its implications for reading instruction ».

5 axes principaux ont été identifiés dans le rapport comme étant les clés de l’apprentissage de la lecture : la conscience phonologique, le décodage, la fluence, le vocabulaire et la compréhension.
C’est sur cette base que le plan «Reading First» a ensuite été élaboré, dans le cadre de la loi de 2001 de l’administration W. Bush « No Child Left Behind ».


Pour l’anecdote, on notera qu’une condition a été posée pour que les écoles bénéficient du financement du programme : le recours exclusif à des méthodes d’enseignement du type “Evidence-based”. Une autre forme de “horse trade” en quelque sorte.
NB: l’expression “horse trade” a été employée par la revue Education week pour qualifier la politique de contractualisation des résultats (accountability) lancée dans les années 80, on pourrait la traduire par "marché de maquignon".
Au fond, cela ne s’est pas passé différemment dans mon école : en échange de subsides, nous avons été forcés d’appliquer la pédagogie explicite et le programme PARLER.

Michel Zorman, l’auteur du programme PARLER a toujours déclaré s’être inspiré du rapport du NRP :
« Ce programme a été inspiré par les conclusions du National Reading Panel dans son rapport de 2000. »
"Agir pour l'Ecole" aussi : « Les grands principes de cette expérimentation sont des adaptations au contexte français d’un rapport de 2000 rédigé par le National Reading Panel qui identifiait les interventions efficaces favorisant l’apprentissage de la lecture (…)»

Sauf que… ce n’est pas totalement vrai.

Si les grands axes du programme PARLER proviennent en effet du rapport (la conscience phonologique, le décodage, la fluence, le vocabulaire et la compréhension), la méthodologie employée quant à elle émane directement du plan Reading First. En effet, ce plan a été mis sur pied en vue du développement pratique de ces 5 axes au sein des écoles.

Pour s’en convaincre, il suffit d'observer la méthode utilisée dans le programme PARLER pour développer un de ces axes, la « fluence » par exemple.
Les enseignants qui suivent le programme doivent chronométrer les performances de lecture des élèves afin que ceux-ci atteignent un certain nombre de mots correctement lus en 1 minute.
Or, les approches pédagogiques mentionnées pour l’entraînement de la fluence dans le rapport du NRP n'évoquent absolument pas le comptage de mots à la minute. Le rapport cite simplement deux méthodes possibles:

- La lecture à voix haute répétée et guidée par l'enseignant
- La lecture autonome et silencieuse

C’est uniquement dans le plan Reading First qu’apparaît cette notion du comptage : le « WCPM » (Word Correct Per Minute). Une notion que Michel Zorman a traduite par « MCLM » (Mots Correctement Lus par Minute).
(Cf. guide de Reading First, page 26 : https://lincs.ed.gov/publications/pdf/PRFbooklet.pdf)

Le plan Reading First a aussi mis en avant la pratique de l'enseignement Explicite (alors que le rapport du NRP ne la recommandait pas particulièrement). Une approche également adoptée par Michel Zorman.

En réalité, Michel Zorman s’inspire moins du rapport du NRP que du plan Reading First. Les similitudes du point vue méthodologique sont frappantes, à tel point qu’on peut vraiment affirmer que le programme PARLER est une adaptation française de Reading First, on pourrait même dire son clone.

Le 1er mai 2008, soit 6 ans après le lancement du programme et 6 milliards de dollars plus tard, une déflagration se produit dans le monde éducatif americain :
Ce jour-là, le « National Center for Education » publie les conclusions d’une large étude nationale sur l’impact du plan Reading First et elles sont accablantes : si le plan semble effectivement permettre de faciliter le déchiffrage, il n’a en revanche “aucun impact statistique significatif sur la compréhension de la lecture des élèves.” En d’autres termes, les élèves qui suivent le programme ne lisent pas mieux que les autres.

Le jour même, le New York Times va titrer : Un programme de lecture inefficace. L’article pointera aussi les problèmes de conflits d’intérêt qui ont émaillé les 6 années de gestion du plan.

"Oui, Reading First est un échec", a déclaré Stephen Krashen, professeur de linguistique à l'Université de Californie du Sud à Los Angeles. « Un certain nombre de chercheurs très réputés avaient indiqué que le rapport du National Reading Panel (NRP) comportait de graves lacunes et, maintenant que nous avons eu l’expérience de la mise en œuvre des recommandations de ce rapport, nous pouvons constater que les critiques étaient justifiées. »
Stephen Krashen continue : « Les enfants dans les écoles où l’on applique Reading First reçoivent beaucoup de consignes pour l’apprentissage de la lecture. Si cette quantité de consignes supplémentaires était un minimum efficace, cela devrait au moins apparaître dans les résultats de l’étude du NCE, mais ce n’est pas le cas. Du temps utile pour des cours de science ou même pour des moments de récréation ont été “volés” et les enfants ne reçoivent rien en retour.

On apprendra aussi plus tard que la façon d'imposer ce programme aura parfois été catastrophique sur le plan personnel. Des enseignants motivés et compétents quittaient leur boulot ou prenaient leur retraite anticipée parce qu’on les forçait à appliquer des méthodes qu’ils estimaient néfastes pour les enfants, voire qui pouvaient les blesser. (Ce qui rappelle vaguement quelque chose…)
À lire : « La débâcle de Reading first », le coup de gueule d’enseignants spécialistes de l’apprentissage de la lecture :

Suite à la publication de l’étude, le Congrès américain a décidé de procéder à des coupes sombres dans le budget du plan, jusqu’à son abandon définitif un an plus tard.


… Mais le ministre persiste et signe

En dépit de cela, en France, l’Institut Montaigne continue à faire l’apologie de “Reading First”.
Dans leur publication de référence “Vaincre l’échec à l’école primaire” éditée en 2010, soit 2 ans après le constat officiel du fiasco du plan, on trouve deux pages entières qui lui sont consacrées. L’institut n’hésite pas à enjoliver la réalité : les quelques points positifs relevés par un centre de recherche privé sont énoncés (le CEPmais l’étude officielle du National Center for Education semble avoir été "oubliée". L’institut "omet" aussi de signaler l’inefficacité du plan au niveau de la compréhension en lecture. Il ne mentionne pas davantage l’abandon du plan deux ans auparavant aux États-Unis. 

Le slogan « (…) des recherches scientifiques sérieuses et des résultats convaincants » prend tout-à-coup une autre dimension… On commence à sentir distinctement le fumet de l’élixir du docteur Doxey…

Le ministre de l’éducation Jean-Michel Blanquer travaille main dans la main avec l’association et suit la même ligne qu'elle. Avant d'être ministre, il faisait d'ailleurs partie du comité directeur "d’Agir pour l’école".
Pour souligner l’importance de l’entraînement à la “conscience phonologique”, il n'hésite pas à citer une conférence “Reading First” de 2004 dans sa conférence de presse de la rentrée 2017-2018 ainsi que dans une brochure intitulée “Pour l’école de la confiance”.


Peut-être faudrait-il s’arrêter un moment pour faire le point : on veut s’inspirer d’une méthode américaine basée notamment sur le drill de la “conscience phonologique”; une étude scientifique d’ampleur démontre clairement l’échec de cette approche, la méthode a été jugée inefficace à l’échelle d’une nation aussi vaste que les États-Unis et a même été abandonnée, mais le ministre français la cite quand-même comme modèle à suivre. Et plus encore, il décide d’imposer la version francophone de cette méthode dans une centaine d’écoles REP du nord de la France (par l’intermédiaire d’« Agir pour l’École »).

Les tenants de l’Evidence-based ne semblent donc pas vouloir tirer les leçons d’études scientifiques qui contredisent leur point de vue. Une attitude plutôt étonnante quand on se réclame de la science et qu’on invoque la preuve scientifique comme seul argument recevable.

Après le fiasco des États-Unis, comment arriver encore à justifier de tels choix ?
Sans doute, à la façon de mon directeur, ces gens rétorqueront que la situation est très différente en Amérique et qu’on souhaite appliquer ces méthodes de manière raisonnée et plus adaptée à nos pays.

Les études réalisées en France diraient-elles autre chose que celles menées aux États-Unis ? Pas sûr…

Paul Devin, inspecteur de l’Education nationale et secrétaire général du SNPI-FSU (Syndicat national des personnels d’inspection), s’est penché sur la question et il indique clairement qu’aucune étude n’est parvenue à démontrer l’efficacité du programme PARLER en France.

Il cite par exemple deux études récentes qui ont constaté qu’entre deux groupes d’enfants, celui qui avait pratiqué le programme PARLER n’avait pas davantage progressé en lecture que l’autre; il cite aussi un rapport qui ne fait état que de progrès faibles voire inexistants chez les élèves ayant suivi le programme, sans certitude sur leur durabilité; et il signale par ailleurs que l’Inspection générale a émis des réserves quant à l’efficacité du programme et s’est aussi interrogée sur l’opportunité d’engager de l’argent public dans des méthodes hasardeuses sans garantie pour l’intérêt des élèves.




Puis, il explique comment “Agir pour l’école” a décidé d’entrer dans la danse en lançant sa propre étude (il relève par ailleurs que le directeur de l’association, Laurent Cros, faisait partie du groupe de scientifiques chargés de l’étude).
Leur expérimentation a permis de constater les progrès de la moitié des élèves testés dans les compétences phonologiques. Au départ de cette donnée très limitée (et qui ne permet par de tirer de conclusion sur la compétence de lecture à terme), l’association va développer un discours dithyrambique qui sera relayé dans les médias et les communications du ministère de l'éducation** : « En un an, le programme a permis de réduire de moitié le nombre d’élèves en échec en lecture », puis : « dans toutes les zones où le programme a été mis en œuvre, l’échec lourd a été réduit de moitié »
Du constat d’un progrès de la moitié des élèves dans les compétences phonologiques, le discours a glissé vers un progrès général de la compétence de lecture, puis vers un progrès global dans la lutte contre l’échec scolaire.
Paul Devin n’y va pas par quatre chemins : affirmer que le programme PARLER a fait la preuve scientifique de sa capacité à diminuer par deux l’échec scolaire est une imposture.
Malheureusement, certains élus et acteurs institutionnels vont adhérer à ce discours et s'engager dans cette méthode. 

Paul Devin conclut ainsi :
"on attend toujours la réponse à la seule question qui soit vraiment d’importance, à savoir celle des effets, à terme, de tels entraînements sur les compétences de compréhension d’un texte écrit."
"À nouveau, l’argument de la validation scientifique apparaît comme une stratégie de communication pour défendre des choix idéologiques sans que réellement on puisse en tirer quelque conclusion que ce soit pour légitimer les méthodes prônées.

En somme en-dehors du discours, rien de neuf sur le plan scientifique par rapport à l’étude du NCE il y a 10 ans aux États-Unis : pratiquer un “drill” intensif des automatismes de base de la lecture n’est pas suffisant, la lecture ne se résume donc pas à ces automatismes.
(NB : les États-Unis ont eu la sagesse de ne pas s’obstiner dans cette voie de garage).



Et en Belgique ?

La vision des experts du Pacte d'Excellence est très en phase avec celle du ministre français de l’Éducation nationale.

En janvier 2018, J-M Blanquer a mis sur pied un "Conseil Scientifique de l’Éducation nationale". La vocation de ce Conseil est de favoriser la collaboration entre la recherche et l'éducation et d’apporter une aide à la décision auprès de l’État français en matière d’enseignement.
http://www.education.gouv.fr/cid124957/installation-du-conseil-scientifique-de-l-education-nationale.html
https://www.sciencespo.fr/learning-lab/leducation-fondee-sur-des-preuves-definition-et-enjeux/


L'orientation idéologique du Conseil est ouvertement Evidence-based et ses membres ne s’en cachent pas. Son président, Stanislas Dehaene, en est d’ailleurs un farouche partisan et on compte au sein du Conseil pas moins de 5 chercheurs attachés à "Agir pour l’école" (Stanislas Dehaene, Marc Gurgand, Bruno Suchaut, Maryse Bianco et Michel Fayol) et 2 co-auteurs du programme PARLER (Maryse Bianco et Pascal Bressoux).

On ne s’étonnera donc pas que l'un des principaux consultants pour l'élaboration de nos réformes en Belgique, Marc Demeuse, ait été appelé par le ministre Blanquer pour faire partie de son Conseil.
Marc Demeuse est lui aussi un défenseur de l’Evidence-Based, il fait activement la promotion de l’enseignement “explicite” en programmant des conférences, en proposant des formations à l’UMons, il a même élaboré une plateforme internet qui est spécialement dédiée à cet enseignement :
http://www.enseignementexplicite.be/WP/wordpress/

En Fédération Wallonie-Bruxelles, l'implémentation du programme PARLER est supervisée par le département Éducation de l’Université de Liège dont les principaux responsables sont également défenseurs de l’Evidence-based.
Ariane Baye, la vice-présidente de ce département, a réalisé un rapport qui a été intégré au Pacte d’Excellence afin que la FWB adopte les méthodes Evidence-Based dont le programme PARLER.
(NB : le Comité scientifique du Pacte d'Excellence est constitué des principaux défenseurs ou sympathisants de l’Evidence-Based en Belgique, ce qui facilite les choses : Ariane Baye, Valérie Bluge, Marc Demeuse, Vincent Dupriez et Dominique Lafontaine.)

Des incitants financiers sont proposés aux écoles qui choisiraient ces méthodes (notamment les écoles en difficulté ou dites « en écart de performance »). Un budget récurrent de 2 millions d’euros en « rythme de croisière ».
http://www.pactedexcellence.be/wp-content/uploads/2017/05/PACTE-Avis3_versionfinale.pdf (pages 233 et 277)

On suit donc tout naturellement la voie tracée par la France.

Comme en France, le déploiement du programme PARLER est financé par des fonds privés :
Axa, Dassault, Total, Bettencourt... pour la France.
Les familles de Pret Roose de Calesberg, Cornet de Ways-Ruart, de Hemptinne, Le Hodey, de Liedekerke, etc... pour la Belgique, c'est-à-dire le gotha de la noblesse d'affaires active dans des sociétés comme AB INBEV, Umicore, Delhaize, McKinsey... et regroupée au sein du cercle de donateurs Astralis*** : http://www.astralis.be/fr/projets


Ici encore, l'effet de miroir avec la France est assez troublant :
Les généreux mécènes du programme PARLER financent également les filiales du consultant international McKinsey que sont Ashoka, Teach for Belgium ou encore l'association "Agir pour l'Enseignement" créée par Etienne Denoël, le directeur émérite de McKinsey Belgique et président de Teach for Belgium.

En France on l'a vu, c'est l'association "Agir pour l'École" qui mène la danse pour le programme PARLER. Son président, Laurent Bigorgne, est aussi vice-président de Teach for France et directeur de l'institut Montaigne dont McKinsey est un des principaux partenaires.

Bref, on observe en France et en Belgique qu'une opération philantropico-libérale s'est développée autour de cette méthode et que la société McKinsey semble être le dénominateur commun aux deux pays.
"Agir pour l'École" / "Agir pour l'Enseignement", Teach for France / Teach for Belgium... Ça ressemble à un grand copié-collé décomplexé. On se souvient du mantra qu'Étienne Denoël répète dans toutes ses conférences : « Les leçons apprises ailleurs peuvent s’appliquer à la Communauté française de Belgique »... (cf. article Les copiés-collés de la Ministre

(***) NB : le fondateur du cercle de donateurs Astralis, Bernard Boon-Falleur est également le co-fondateur "d'Agir pour l'Enseignement" (au passage, on notera qu'il a aussi présidé le Groupe de Travail du Pacte d'Excellence en charge de la lutte contre l’échec scolaire).

Par ailleurs, on constate que le SEGEC (le Secrétariat Général de l’Enseignement Catholique) est « au taquet » avec le programme PARLER. Il y consacre notamment plusieurs pages dans sa revue d’avril 2018, tout en reconnaissant que « Les résultats de ces programmes ont montré qu’on observe des effets directs et significatifs plus forts sur le développement cognitif général que sur d’autres mécanismes comme la motivation ». 
On appréciera l’expression « d’autres mécanismes comme la motivation », quand on sait d’expérience que la motivation des enfants est un facteur déterminant pour l’apprentissage et que la littérature pédagogique ne cesse de le souligner…
Et en effet, tous les enseignants qui ont pratiqué le programme évoquent son côté répétitif et fastidieux.
https://ecolededemain.wordpress.com/2018/03/26/les-eleves-de-maternelle-ne-sont-pas-des-robots/

Source d’ennui donc, mais aussi source potentielle de souffrance pour les enfants.

Les chercheurs “d’Agir pour l’école” l’avouent eux-mêmes : « Les entraînements se sont parfois révélés difficiles pour les élèves les plus faibles initialement. Il a ainsi été observé que dans les classes avec beaucoup d’élèves en très grande difficulté, les séances pouvaient être très difficiles, à la fois pour l’enseignant et pour les élèves, car le protocole suppose que les élèves s’exercent de façon systématique, sur des tâches non maîtrisées, jusqu’à ce qu’elles le soient. (...) Cela a parfois été mal vécu par les enseignants ainsi conduits à confronter les élèves les plus faibles à des situations de blocages, malheureusement parfois persistants. »

Rémi Brissiaud, chercheur en psychologie cognitive dénonce : « La mise en souffrance d’élèves est très vraisemblable : on ne peut pas demander à un enfant d’entendre un son qui n’existe pas en pensant que, par la répétition, il se mettra à l’entendre. Non : la répétition ne fera que renforcer l’enfant dans son sentiment d’inadaptation et le rendre malheureux de ne pas pouvoir répondre à l’attente de l’adulte. Encore une fois : de tels élèves ne sont pas faibles initialement, il est normal qu’ils n’isolent pas les phonèmes consonantiques. En revanche, on risque effectivement de les rendre faibles en les décourageant, on risque de créer de l’échec scolaire. Et le dispositif expérimental ne permettra pas de le déceler : l’évaluation étant fondée sur un calcul de moyennes et évaluant autre chose que la capacité des enfants à résister au stress de telles situations, rien ne sera dit de la façon dont les élèves les plus fragiles sur ce plan là, s’en sortent ou, malheureusement, ne s’en sortent pas. »
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2014/04/04042014Article635321946980819517.aspx

Chez nous, l’expérience a commencé cette année et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle a très mal démarré.

Dans la population de notre école, on compte une forte proportion d’enfants venant tout juste d’arriver en Belgique et qui ne maîtrisent pas le français. On les appelle les "primo-arrivants", des classes spéciales de mise à niveau leur sont même dédiées au sein de l’école.

Une de nos collègues s’est proposée pour accompagner l’équipe de l'ULg dans son travail. Et elle s’est littéralement étranglée quand les chercheuses lui ont déclaré sans sourciller qu’elles n’allaient simplement pas prendre en compte les primo-arrivants « pour ne pas fausser les résultats de l’étude ».
Cela a choqué toute l'équipe. Notre collègue s’en est indignée dans une longue lettre adressée à la direction et à l’université en criant à l’imposture. 

Tous les promoteurs du programme PARLER, à commencer par son éditeur et les responsables politiques, prétendent que cette méthode a été spécialement conçue pour les écoles en difficulté, dont les familles ont un indice socio-économique faible. Sur la page d’accueil de son site, l’éditeur parle « des enfants issus de familles modestes »https://www.editions-cigale.com/programme-parler
Or, la présence des primo-arrivants est une réalité bien concrète dans l’école et dans toutes les écoles de la zone. Ne pas en tenir compte, c’est simplement vouloir nier la réalité du terrain.
Quelle est la vocation du programme PARLER sinon l’alphabétisation ? Selon toute logique, ce programme devrait donc s’adresser en priorité aux enfants primo-arrivants.

Au fait, que dit le Pacte d'Excellence à son sujet ?
L'avis n°3 le décrit comme une intervention visant “à réduire les inégalités constatées dans les acquis langagiers en fonction de l’origine sociale et culturelle” en particulier dans les écoles défavorisées. Il est rangé parmi les principaux dispositifs d’apprentissage et d’intégration des allophones et son efficacité aurait “été clairement établie par des recherches”.
Selon le Pacte, le programme PARLER est donc bien destiné aux "allophones", c'est-a-dire aux enfants dont le français n'est pas la langue maternelle.
On apprend par ailleurs qu’un budget de 8,6 millions € en rythme de croisière est envisagé pour sa mise en œuvre.

Suivant les recommandations du Pacte, une équipe a été mandatée pour étudier l’implémentation du programme dans plusieurs écoles pilotes. Mais une fois sur le terrain, les chercheuses ont décidé d'écarter les primo-arrivants pour ne pas “fausser les résultats” de leur étude. La méthode ne serait donc pas appropriée aux primo-arrivants ?... Apparemment ce dispositif d’apprentissage et d’intégration des allophones serait plutôt sélectif. Il y a "allophone" et "allophone", semble-t-il.
Si vous connaissez l'expression anglaise familière “WTF?”, je trouve qu'elle s'applique admirablement bien à la situation.
L'idée de « ne pas fausser les résultats » est aussi remarquable : il y aurait donc des résultats attendus à l’avance et la réalité du terrain devrait être adaptée pour qu’elle confirme ces résultats ?

Manifestement, la rigueur scientifique semble s’évanouir derrière d’autres impératifs.

Faisons le point une dernière fois :
Les tenants de l'Evidence-based dont l'expertise est employée pour façonner les réformes misent apparemment beaucoup sur l’enseignement explicite et notamment sur le programme PARLER. Cette méthode se répand dans les écoles comme projet pilote en Belgique et dans une centaine d’écoles du nord de la France. Il semble y avoir de tels enjeux autour d’elle qu’on n’hésite pas à user de harcèlement contre ceux qui ne voudraient pas l’appliquer, je peux en témoigner. 
Mais en creusant un peu, on constate qu’en réalité, la méthode n’apporte rien dans la compréhension des textes, qu’elle n’est pas motivante pour les enfants et que son modèle américain a été un fiasco retentissant. Et pour convaincre de son efficacité, on maquille la réalité et on gonfle les résultats.

D’un côté on se revendique de la science mais de l’autre, on impose d’une façon douteuse des méthodes reconnues inefficaces. En France, on tente aussi de démanteler des écoles qui ne répondent pas aux critères idéologiques requis, en dépit d’études universitaires louant la réussite de ces mêmes écoles. (cf. article : « Un autre enseignement « efficace » existe »).

De quelle science est-il encore question, sinon celle du docteur Doxey ?


Christine Passerieux résume assez bien la situation :
« L’instauration du pilotage du système scolaire par des indicateurs de performance est très en phase avec le discours de certains neuroscientifiques, qui parlent de résultats objectifs de leurs expériences, y compris lorsque leur validité pose problème, ou qui tentent « parfois de faire valoir leurs découvertes par le biais d’affirmations qui tendent à en durcir les résultats ». (…) La stratégie politique est habile. En s’emparant d’une réalité, le caractère particulièrement ségrégatif du système scolaire français, le ministre enclenche un grand mouvement réactionnaire. Face à l’angoisse légitime des parents et aux difficultés grandissantes que rencontrent les enseignants pour exercer leur métier, il impose des « réponses » dont la plupart sont pourtant invalidées par des recherches convergentes. »
Journal du SNPI-FSU (syndicat national des personnels d’inspection) 

L'Evidence-based a-t-elle encore quelque chose à voir avec la science?

Pourtant, quelle arrogance quand on écoute les tenants de cette mouvance.
Quel mépris pour tous les enseignants engagés à fond dans leur métier et qui, au sein de leurs classes, accomplissent chaque jour des performances bien réelles, elles.

La contractualisation des résultats a été votée en FWB : quelle ironie aussi d’imposer aux enseignants des méthodes inefficaces et de vouloir ensuite les tenir pour responsables des résultats obtenus…

En définitive, ceux-là mêmes qui prétendent se départir de toute idéologie, finissent par en construire une nouvelle, bien plus inquiétante encore que celles qu'ils sont censés combattre.



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(*) Pour aller plus loin sur l’enseignement Explicite/Efficace, on vous recommande notre analyse d’une conférence de Steve Bissonnette, l’auteur francophone de référence pour cet enseignement. En fin de cet article : 

On renverra aussi aux articles suivants qui concernent plus spécifiquement John Hattie, l’un des principaux théoriciens de l’Explicite.
On y apprend notamment que les chiffres des meta-analyses de Hattie abondamment citées par les promoteurs de « l’Efficacité » (dont notamment Demeuse dans son état des lieux de 2015 pour le Pacte d’Excellence, mais aussi par des gens comme Franck Ramus en France) sont tout simplement faux.
Certains analystes et statisticiens ont dénoncé les erreurs méthodologiques, mathématiques et les mauvaises interprétations de données que présentaient ses recherches.

Par exemple, l’un d’entre-eux démontre que le raisonnement de Hattie est fondé sur une erreur de débutant (des valeurs de probabilité négatives) :

Un autre démonte méthodiquement sa démarche qu’il qualifie de pseudoscience :
http://mje.mcgill.ca/article/view/9475/7229
Selon lui, continuer à défendre les thèses de Hattie en dépit de ce que nous savons maintenant sur la quantité d’erreurs que contiennent ses études constitue une forme de “cécité volontaire” (willful blindness).

Etc.

Compilation des analyses critiques :

Quant au principal intéressé, lui dont on avait dit qu'il avait découvert le "Saint Graal" de l'enseignement, il n'a jamais publiquement reconnu ses erreurs ou alors très partiellement.


John Hattie est cité comme référence dans les documents de notre formation à l’enseignement explicite cette année.

Dans le numéro 38 (juin-juillet-août 2018) du magazine « PROF » édité par la Fédération Wallonie-Bruxelles et envoyé à tous les enseignants, le premier nom cité pour définir la philosophie de l’enseignement explicite est le sien.
http://www.enseignement.be/index.php?page=27203&id=2468

 

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