Se défendre et résister



Je dois bien vous avouer que je suis passée par tous les sentiments cette année, depuis la révolte jusqu’à l’envie de changer de métier.
Sans l’aide de mon compagnon et de mes collègues, je crois que les choses auraient été beaucoup plus difficiles. Ensemble, nous avons essayé d’entreprendre tout ce qui était possible pour sortir de cette situation.

Nous avons appris que les syndicats n'étaient pas compétents en matière de harcèlement et qu'il fallait faire appel au service de contrôle du bien-être au travail qui est mentionné dans les contrats de travail. Ce service intervient sur le terrain et peut entamer une procédure de médiation.
Une action en justice est aussi possible. Cependant, il faut savoir que le nouveau cadre légal qui vient d’être voté réduit les marges de manœuvre judiciaires. La "mauvaise volonté" peut légalement être sanctionnée. La sanction peut aller jusqu’au renvoi de l’enseignant par l’intermédiaire d’un "manager de crise" désigné par le PO (cf. article : Le Pacte d'Excellence sur le terrain : premières impressions). De plus, un "devoir de réserve" empêche désormais les enseignants de s'exprimer publiquement afin de ne pas “porter gravement atteinte à la confiance du public dans l'enseignement dispensé en Communauté française” (décret Fourre-tout du 4/2/2016, art. 13). Ce que vous êtes en train de lire est donc probablement illégal.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que "résister" ou même simplement "contredire" n'est pas vraiment ce qu'on attend de nous.
Un exemple supplémentaire ? Le nouveau contrôle des pratiques pédagogiques des enseignants, revu et corrigé par le Pacte d’Excellence.

Dans notre cycle, nous avons toujours reçu de bons rapports d’inspection.
À un moment, mes collègues et moi avons donc envisagé de faire appel aux inspecteurs, pour qu’ils puissent témoigner du bien-fondé de nos pratiques auprès du directeur et du PO. Ils auraient pu apporter les arguments utiles pour démontrer que tout ce que nous avons mis en œuvre depuis des années dans l'école n'était pas à jeter, certainement pas au profit de méthodes douteuses et expérimentales que nous n'avions pas choisies.
Car, même s'ils n'ont pas vraiment bonne presse auprès des enseignants, la fonction des inspecteurs est aussi d'objectiver le débat.
Nous aurions pu faire appel à eux. Nous aurions sans doute dû le faire ...

Malheureusement, il faut savoir que ce recours ne sera bientôt plus possible car l'inspection va tout bonnement disparaître. Le rôle des inspecteurs va désormais consister à mener des audits dans les établissements qui sont en "écart de performance". Quant à l'évaluation générale des écoles, elle sera confiée à des sortes de middle managers appelés "DCO" (Délégués aux Contrats d’Objectifs).

Une tendance à la "managérisation" de l'enseignement que l'on pousse aujourd'hui jusqu'à ne pas trouver utile que ces "DCO" aient la moindre compétence pédagogique. Les candidatures à ces postes sont en effet ouvertes aux "personnes extérieures à l'enseignement" : http://bit.ly/dcodz. Leur rôle sera donc purement comptable et sanctionnant.

On dira ce qu'on voudra des inspecteurs, mais étant issus du monde enseignant, on pouvait au moins leur reconnaître une certaine légitimité.
Maintenant tout ça est terminé. Ainsi que Marc  Demeuse l’a expliqué dans sa conférence de 2016 à Charleroi : Les inspecteurs qui avaient un contact individuel, qui venaient s’asseoir dans le fond de la classe pour observer l’enseignant, interroger les élèves et contrôler le niveau des études, c’est fini. On est maintenant « dans une vision davantage consacrée à l’établissement pris dans son ensemble comme unité de production ».

Le seul garant pédagogique dans l’école devient donc le directeur dont le leadership est renforcé. Le directeur devient ainsi un véritable petit patron de PME ou plus exactement un “franchisé” responsable des résultats de son établissement et ayant pour obligation de rendre régulièrement des comptes. Les principaux éléments du contrat d'objectifs de l'école sont d'ailleurs repris dans la lettre de mission sur base de laquelle il est lui-même évalué.
Dorénavant, c'est à lui que revient la tâche d'observer les enseignants dans leurs classes et de les évaluer.

Les inspecteurs commencent a s’en inquiéter. Deux d’entre-eux ont signé une tribune dans le journal Le Soir, ils ont employé cette formule «l’inspection est le seul syndicat des enfants et des étudiants».

Ils ont raison, j’ajouterais aussi qu’ils constituaient un contre-pouvoir objectif et indépendant par rapport au PO et à la direction.
Maintenant que les directeurs doivent assumer eux-mêmes la mission des inspecteurs, qu'en est-il de l'objectivité et de l'indépendance ?

En ce début d’année, le directeur est venu dans ma classe pour observer une leçon de lecture : une véritable catastrophe. Il a rédigé un rapport à charge et sans nuance et il a complètement démoli ma leçon qui ne s'inscrivait pas dans la ligne attendue. C'est à ce moment qu'il m'a soutenu que la méthode syllabique était plus appropriée à la population de notre école (cf. article : L'Evidence-based : Quelles preuves ? Quelle efficacité ? Quelle science ?).
Il ne faut pas y voir une prise de position ou une quelconque réflexion pédagogique de sa part, il se bornait simplement à répéter les prescriptions du plan de pilotage (ou de “réajustement”) qui nous avait été imposé en tant qu'école en écart de performance.

Voilà pour l'objectivité et l'indépendance.

Une deuxième visite était programmée pour les maths et je ne voulais surtout pas réitérer l’expérience. J’ai donc décidé de ruser en préparant une leçon de type explicite sur mesure, rien que pour lui. L’enseignement explicite est devenu obligatoire dans l'école, c'est l'une des prescriptions de notre plan de pilotage/réajustement. Je voulais donc le persuader que je “jouais le jeu” (pour reprendre l’expression d’Alain Deneault).
Je l’ai fait avec le plus grand soin et j’ai mis en œuvre toutes les techniques “explicites” possibles. En toute modestie, je pense que cette leçon devait être un modèle du genre. J’ai donc "expliqué" aux élèves ce qu’ils devaient faire et comment ils devaient le faire et ils m’ont imitée à la perfection. Vous me pardonnerez l’expression : c’était très con. Mais il a semblé ravi. 
Une fois sorti de la classe, j’ai aussitôt repris le cours normal de mon enseignement en remettant les enfants en situation de recherche et en refaisant appel à leur intelligence et à leur créativité.
Enthousiaste, il a confié à mes collègues qu’il venait d’assister à une magnifique leçon d’enseignement explicite et qu’il ne fallait surtout pas hésiter à me demander des conseils. Le bonheur d'un directeur tient à peu de chose finalement...
Je n'en suis pas particulièrement fière mais c'était un moment cocasse, une petite éclaircie dans le marasme. Par contre, je ne suis pas sûre que ce genre d’entourloupe puisse tenir sur le long terme.

L’introduction de Prof’Essor dans les écoles va en effet compliquer les choses.
Inventé par McKinsey, ce programme est vendu comme un dispositif visant à sortir les enseignants de l’isolement de leur classe pour partager leurs pratiques. Concrètement, le programme prévoit que les enseignants viennent observer leurs collègues et qu'ils émettent des commentaires constructifs et bienveillants afin que chacun puisse progresser.
Sous le couvert d’une démarche collaborative, il s’agit en réalité d’une technique de management qui vise à uniformiser les pratiques et qui aura pour conséquence l'installation d'une auto-surveillance des enseignants les uns envers les autres (une idée plutôt futée, les directeurs n'ayant pas le don d'ubiquité).
L’arrivée prochaine du “leadership distribué” permettant à certains enseignants d’évaluer leurs propres collègues va compléter le dispositif (cf. articles Le Pacte d'Excellence sur le terrain : premières impressions et Le relais catholique).

Bref, tout semble avoir été soigneusement étudié pour que les enseignants ne puissent plus dévier de la ligne directrice décidée dans les écoles. Le principe de liberté pédagogique poursuit donc tranquillement sa dissolution dans le Pacte d’Excellence.

Sans vouloir noircir le tableau, on se rend compte aussi qu'en dehors d'une démarche collective de toute une équipe, les moyens à disposition des enseignants pour se défendre contre le harcèlement ou simplement pour résister contre une politique autocratique de la part d'un directeur et de son PO sont devenus très minces aujourd'hui.

Encore une fois, il reste à espérer que la confiance et la bienveillance seront à l'ordre du jour... 

 

Commentaires

  1. Bonjour,
    J'ai deux questions à vous poser sur cet article, juste pour éclairer ma lanterne.
    La première : est-ce que, selon votre point de vue, la leçon de lecture que le directeur a vue s'était mal passée ? (Cela arrive parfois au meilleur des profs... 😓) Si non, c'est-à-dire si, pour vous, c'était une bonne leçon, que vous a reproché votre directeur ? Seulement de ne pas suivre la démarche imposée ?? Ce serait franchement obtu !
    Du coup, ma deuxième question : que reprochez vous à l'enseignement explicite ? Votre façon de faire est sûrement très bonne (j'imagine que vous constatez des résultats si vous continuez à l'utiliser) mais faut-il pour autant Tout jeter dans l'enseignement explicite ?
    D'avance merci pour vos réponses et bonne continuation ! Courage avec le PPEE 💪😫

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    1. Bonjour Séverine,

      En effet, je vous confirme bien le côté obtus de mon directeur. Je crois que cela transparaît un peu partout dans le blog, notamment dans l’article "Le nouveau directeur" où je décris l’hostilité qu’il m’a témoignée dès son arrivée dans l’école. Son appréciation négative de ma leçon est juste un épisode de dénigrement parmi d’autres (NB : de mon point de vue, la leçon s’est très bien déroulée).
      Il faut rappeler qu’il avait reçu pour mission de la part du PO d’imposer les méthodes Evidence-Based et, manifestement, cela devait passer par la déconstruction des miennes.

      Quant à l'enseignement explicite, je ne sais pas si vous avez la même définition que moi.
      En tout cas, la méthode dont le Pacte d’Excellence fait la promotion et qui nous a été imposée est celle venant du Canada.

      Techniquement, c’est un enseignement très dirigé, ce n’est plus l'enfant mais l’enseignant qui se trouve au centre du processus d’apprentissage. C’est aussi un enseignement très répétitif, les élèves sont "drillés" et constamment soumis à des évaluations pour qu'à force, ils deviennent performants pour répondre aux tests et aux évaluations. La question est : le sont-ils aussi pour autre chose ?

      On "explique" aux élèves les démarches à exécuter pour atteindre un résultat et ils doivent les reproduire jusqu’à ce qu’ils réussissent les tests.
      L’argument majeur de cette méthode est le temps qu'elle ferait gagner. Elle est prétendue "rentable", c’est d’ailleurs sa devise : "do more in less time". Les défenseurs de l’explicite parlent même ouvertement de l’accroissement du "rendement" des élèves.

      Dans la mesure où on prémâche le travail des élèves, cela va évidemment plus vite. Les enfants ne passent plus par une phase exploratoire, on ne les met plus en situation de recherche, on leur enlève l’étape du tâtonnement expérimental.
      L’expérimentation est pourtant loin d’être une perte de temps car ce sont des processus de réflexion, d’analyse et de recoupement qu’elle permet d’entraîner chez les enfants. C’est aux enfants que revient la responsabilité d’établir les liens qui produisent du sens.
      On sait aussi que tout ce qui est expérimenté concrètement marque de manière durable, parfois pour la vie entière.
      Faire l’économie de cette étape est sans doute un gain de temps sur le moment, mais qu’en est-il à plus long terme ?

      Qu’en est-il aussi de la créativité, de la faculté d’adaptation aux situations nouvelles, qu’en est-il de la motivation, de la place qu’on accorde à l’identité des enfants ?
      Sans doute tout cela est-il secondaire au regard des chiffres.
      Cet enseignement incarne bien la vision productiviste de l'école, le "teaching to the test" qui est en train de s’installer. L’objectif est de faire du chiffre et l’école devient une "unité de production".
      On se fiche pas mal que les enfants soient autonomes dans leur réflexion, qu’ils développent leur esprit critique et qu’ils deviennent des acteurs responsables et créatifs dans la société.

      En définitive, la vision que propose l’enseignement explicite s’accorde admirablement avec l’esprit néolibéral de nos Plans de pilotage. Ce n’est pas pour rien que le comité scientifique du Pacte le recommande chaudement (avec subsides à la clé).

      Donc, je ne sais pas si tout est à jeter dans l’explicite, mais il ne doit pas y avoir grand chose à conserver à mon avis. En ce qui me concerne, c'est contre cette vision de l'enseignement que je me bats.

      À propos, je vous conseille la lecture de l’article "un autre enseignement 'efficace' existe" dans lequel j’essaie de mettre en perspective ces deux conceptions de la pédagogie : active (la mienne) et productiviste (la leur).
      À lire aussi, l’article d’Olivier Rey sur Éduveille qui soulève des questions intéressantes (et qui, pour l’anecdote, aura déclenché en son temps une virulente levée de boucliers des défenseurs de l’explicite) :
      https://eduveille.hypotheses.org/343

      Courage à vous aussi. On va tous en avoir besoin…

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  2. Merci pour ce temoignage essentiel.

    je me permet de me joindre a ce post pour denoncer le fait que ce type de realite existe egalement dans les asbl, car le conseil d'administration peut designer le directeur qui peut designer lui meme le conseil d'administration: il peut donc n'y avoir aucun contre pouvoir.

    En outre, et plus precisement dans l'aide a la jeunesse, secteur ou je travaille, comme la structure est verticale (par decret) et que seuls les employes sont tenus d'avoir un titre et une qualification qui correspond a leur fonction (l'ag et le ca peuvent etre composes de n'importe qui), le pouvoir est tenu par des personnes qui au mieux sont des benevoles competants mais qui ne sont pas sur le terrain, au pire sont des personnes qui ne s'y connaissent absolument pas et qui prennent des decisions arbitraires basees sur leurs idees stereotypees au detrimant du travail de l'equipe et des besoins des beneficiaires.

    En outre, le fait est egalement que ni la medecine du travail, ni le syndicat, ne peuvent appuyer des demarches permettant de garantir la protection du bien etre au travail... meme en cas de harcelement le conseil d'administration peut decider de maintenir en fonction une direction... ou non. Dans ces circonstances, denoncer les faits met le travailleur plus en danger qu'il ne l'etait auparavant. la loi du silence et de la peur s'installent...

    Si demain un- une chirurgien ou chirurgienne etait gouverné(e) dans ses actes de travail par un avocat, tout le monde s'alarmerait...
    Par contre un psychologue, un educateur, des assistants sociaux peuvent etre gouvernes par des juristes et des menuisiers sans que cela interpelle le pouvoir subsidiant (l'aide a la jeunesse), ..

    Changer les choses passera aussi par une reelle revalorisation de ces metiers, consideres par le tout venant comme "a la portee de tous", tout venant se donnant ainsi le droit de decider, critiquer, evaluer le travail fourni...

    Alors je temoigne et invite a s'engager pour: plus de gouvernance partagée,
    pour une valorisation des metiers,
    pour une redefinition des lois afin que la protection du bien etre au travail ne soit pas une utopie ...

    Pour aujourd'hui, pour nous et nos enfants, et pour notre democratie.

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    1. Merci pour votre contribution. En effet, nous sommes embarqués dans le même genre de galère.

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