Le prix de « l'efficacité »
Le marché de l’éducation représente des enjeux financiers énormes.
Aux États-Unis, “Reading First”, un ambitieux plan pour l’apprentissage de la lecture a été mis en place à travers tout le pays de 2002 à 2008. Il a nécessité de gigantesques levées de fonds publics (6 milliards de dollars).
Malgré son échec, ce plan est quand-même considéré par certains comme un modèle à suivre. L’Institut Montaigne notamment (et “Agir pour l’École”, sa branche éducative) le cite en exemple et a même entrepris de l’adapter pour la France avec le projet “Lecture” qui est basé sur le programme PARLER.
La mise en chantier de ce projet a aussi été l’objet d’un financement important (plus d’1 million d’euros. Ici les “sponsors” étaient principalement des fonds privés).
Le projet est actuellement mené dans une centaine d’écoles pilotes et il va très probablement s’étendre.
Bref, beaucoup d’argent tourne aujourd’hui autour de l’éducation.
À l’échelle de chaque école, le programme PARLER représente un investissement considérable.
Ce sont les Éditions de la Cigale qui commercialisent les différents supports du programme.
En se connectant à leur site internet, on réalise qu'il s’agit vraiment d’un business bien "marketé". Les petits livrets sont joliment finis avec des graphismes chatoyants. Le tout est disponible à la vente en ligne et donne une impression très "pro". On sélectionne le niveau (classes de PE, TPS, PS, MS, GS, CP, CE, CM, pour les élèves de 0 à 10 ans), on choisit ensuite les compétences recherchées et c’est parti.
https://www.editions-cigale.com/catalogue |
Pour les classe de CP/CE (6/8 ans) par exemple, le site propose un package comprenant les guides de base, les ateliers, les fiches et les albums pour un total de 536 €.
Vu le montant, on se dit qu’on pourrait peut-être d’abord commencer par les guides de base et aborder le reste plus tard, sauf que la méthode est tellement cadrée qu’il est à peu près impossible de construire soi-même le matériel, tous les livrets sont complémentaires et le package est vraiment un tout indissociable.
Sur le site, j’ai tenté l’expérience d'ajouter à mon “panier” les guides de base pour tous les niveaux et je suis arrivée à un total de 1064,50 €. À cela il faut bien sûr encore ajouter les ateliers, les albums, les fiches et ce qu'ils appellent des "recharges" qui sont des recueils de textes supplémentaires. Bref, ± 2000 € pour l’ensemble.
Cela donne quand-même un peu le vertige quand on considère le nombre d’enseignants et d'écoles potentiellement concernées...
Les Éditions de la Cigale… Manifestement, la cigale n’a pas fait que chanter tout l’été.
À ce stade, on ne sait plus s'il faut parler de méthodes ou de produits. L’éditeur, lui, ne s’embarrasse pas de ce genre de question, l’onglet sur lequel il faut cliquer dans le site pour accéder aux différents livrets s’intitule tout simplement “Produits”.
On notera qu’à l’origine, le programme PARLER (ainsi que son modèle américain “Reading First”) était destiné à la 3ème maternelle, aux 1ère et 2ème primaires (GS, CP et CE1), c’est-à-dire les années consacrées à l’apprentissage de la lecture. C’est probablement à l’initiative de l’éditeur que la méthode a été étendue à d’autres niveaux.
Dans une moindre mesure, cela me fait penser au phénomène de la « Planète des Alphas », une méthode de lecture qui est également poussée dans notre école : de la même façon, une initiative ponctuelle est développée en système, puis en business et est introduite massivement dans les écoles.
À l’époque, j’avais d’ailleurs rencontré les auteurs des "Alphas" et ils ne m’avaient jamais parlé de “méthode”. Cela semblait très clair pour eux que leur démarche consistait simplement à proposer un outil aux enseignants et rien de plus. Mais c'était il y a dix ans.
Ici aussi l'addition est salée : entre le coffret des "Alphas", les recueils, le jeu de carte, le cahier d’activité, les dessins animés, les figurines, les peluches, les gommettes... tout un matériel particulièrement attractif, on ne s'en sort pas à moins de 350 € par enseignant. C’est nettement moins que chez la Cigale mais quand-même.
Pourquoi tout cela est-il si cher ? Et pourquoi est-on disposé à payer autant ?
Peut-être que pour avoir de la qualité, on est censé y mettre le prix ?...
Que faut-il en conclure ?
Du point de vue éthique, on nage une fois encore dans la confusion des genres public/privé.
Et sur le plan pédagogique, au-delà du grand retour (payant) des bonnes vieilles méthodes syllabiques, le b.a.-ba de nos arrières-grands-parents, on observe qu'une tendance interpellante se dessine : ces méthodes ont été conçues "clé-en-main", c’est-à-dire élaborées à un degré tel qu’il ne reste plus à l’enseignant qu’à se transformer en simple opérateur pour les appliquer, abandonnant ainsi sa réflexion pédagogique à ceux qui en font le commerce.
Plus interpellant encore, la prescription autoritaire de ces méthodes se fait à l’exclusion de toutes les autres.
Car au fond, aucune de ces méthodes n'est vraiment mauvaise en soi. C’est les imposer de manière dogmatique qui pose problème.
La situation serait beaucoup plus saine si on laissait la possibilité aux enseignants d’y puiser comme dans une trousse à outils en leur permettant de les adapter selon leurs besoins. Ce serait beaucoup plus sain si on admettait une fois pour toutes que le métier d’enseignant n’a rien de mécanique et qu’il implique un ensemble de facteurs dont la combinaison ne saurait être réduite à des solutions simplistes à 1000 euros*.
Ce n’est évidemment pas la direction que l’on prend. Cette année, mon directeur a mis la pression pour que nous appliquions la méthode syllabique (notamment la planète des Alphas) et que nous enchaînions avec le programme PARLER l’année prochaine en laissant tomber tout le reste. C’est juste de la bêtise.
Je ne suis pas partisane d'une méthode plutôt qu'une autre, ni globale, ni syllabique. Je ne travaille pas selon mon goût personnel mais selon les besoins des enfants. Chaque enfant est différent et certains ont des besoins spécifiques, j'y suis très attentive.
Étant moi-même dyslexique, je sais malheureusement de quoi je parle et j’ai suffisamment souffert durant mon parcours scolaire pour ne pas reproduire ce genre de bêtise avec mes propres élèves.
Je l'ai constaté cette année : on veut tout miser sur 1 seule méthode. Mais il n'y a pas 1 seule méthode valable, de même qu'il n'y a pas 1 seul profil d’enfant.
Pour reprendre l’image de la trousse à outils, on se retrouve subitement dans le cas de figure d’un chef mécanicien qui demanderait à ses ouvriers de ne plus utiliser désormais que des tournevis cruciformes (et d’une marque bien précise) car la «science» aurait démontré que les tournevis cruciformes fonctionnaient mieux que les plats. Tant pis pour les vis fendues.
C'est le vieux fantasme de la méthode miraculeuse, la “martingale” ou la "panacée", le “Saint Graal” de John Hattie, le mirage d’un enseignement dont on aurait enfin trouvé la recette de "l'efficacité”.
Et elle n'est pas donnée semble-t-il.
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(*) « La lecture est mécanique » répète Christophe Gomez, le directeur-adjoint d’Agir pour l’École et promoteur du programme PARLER.
Non, la lecture n’a rien de mécanique. Même si son apprentissage implique l’acquisition de certains automatismes, elle ne peut pas se résumer seulement à ces automatismes de base.
L'échec du plan “Reading First” aux États-Unis n’est-il pas suffisant pour s’en convaincre ?
Je trouve ça hallucinant ! La pédagogie n'est pas ma spécialité, mais je pensais tout de même que l'on était revenu de cette idée de la "méthode miracle" ! J'ai moi même une enfant dyspraxique et elle ne peut pas aborder tous les apprentissage de la même façon que les autres... Ce genre de "rationalisation" et de culte de la performance et du résultat ne devrait pas avoir sa place dans l'éducation... Merci pour ce blog très riche et bien documenté. C'est édifiant, et effrayant.
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