On « externalise »

"On externalise certains secteurs pour ne plus être en écart de performance au niveau des unités de production".

Qui aurait pu prononcer cette phrase ? Bernard Arnault, Jeff Bezos ?...
Non. Il s'agit d'un collage d’expressions tirées du Pacte d’Excellence et du jargon des experts qui y participent.

Si le discours managérial a réussi à s’importer dans l’enseignement, on constate aussi qu’un certain nombre d’organisations privées sont déjà parvenues à s'implanter dans les écoles.

Les premières dans la place ont été les entreprises spécialisées dans le soutien scolaire, elles font partie de ce qu’on appelle la « shadow education »Acadomia, Educadomo, Cogito, etc…
Puis, McKinsey est arrivée et est devenue omniprésente dans toutes les phases du Pacte d’Excellence. Ses différentes filiales, branches ou sous-branches ont également investi le terrain : Ashoka, plateforme destinée à faciliter les initiatives du monde de l’entreprise dans les écoles, a déjà essaimé ses “Fellows” dans 14 écoles labellisées “changemaker schools”.
Les “Alumnis” formés par Teach for Belgium sont présents dans 75 écoles belges (dont 58 à Bruxelles) afin de suppléer à la pénurie de profs dans les écoles des quartiers défavorisés.

Derrière son intitulé respectable, la Fondation pour l’Enseignement regroupe en réalité un réseau d’entreprises et de fonds privés (Étienne Denoël, le directeur de McKinsey Belgique est à l’origine de sa création et il en est administrateur indépendant). En s’associant avec les fédérations de PO, la Fondation a pour mission le rapprochement de l’école et de l’entreprise. Olivier Remels, son directeur, a également dirigé le Groupe de Travail sur l’enseignement qualifiant au sein du Pacte d’Excellence.

Le Global Apprenticeship Network (Le Réseau mondial pour l’apprentissage) veut adapter la formation des jeunes aux besoins du marché. 
Etc.

Ces organismes affichent clairement leur ambition sur leurs sites internets : rien de moins que le changement en profondeur du système éducatif.


Ils sont financés par un réseau de partenaires privés (McKinsey fait appel à des multinationales mais aussi à des sponsors locaux pour financer ses filiales à travers le monde) : ING, BNP Paribas Fortis, le Fonds Baillet Latour, Solvay, IBM, KBC, TOTAL , NESTLÉ, ENGIE, etc…
Et ils ont reçu l'aval des pouvoirs publics.

De quelle façon cela a-t'il été possible ?

Essentiellement parce que le modèle néolibéral est partout, ses pratiques largement acceptées et que la stratégie de communication est bien rodée :
Il y a tout d’abord un constat de départ qui est rappelé, presque martelé à tout bout de champ : l’enseignement actuel renforcerait les inégalités, il est donc urgent de le réformer.
TOUS les acteurs des réformes de l’enseignement brandissent cet argument à grand renfort de graphiques PISA anxiogènes. Que ce soit McKinsey et ses organisations satellitaires, les experts scientifiques, les pouvoirs politiques, etc. Tous utilisent cette porte d’entrée, certains pour s’infiltrer dans le système, d’autres pour le transformer. C'est l'argument central dans la communication.
On fait ensuite vibrer la corde sensible : les enfants, la pauvreté, etc. On se pare de valeurs humanistes. 
Ashoka (l’inventeur du concept “d’entrepreneuriat social”) a même produit un film, un "feel good movie" très joliment réalisé qui n’est rien d’autre qu’un long spot publicitaire, son slogan est “Everyone a Changemaker”, celui de Teach for Belgium est : “Pour qu’un jour, la réussite scolaire d’un élève ne dépende plus de son origine socio-économique”, etc. On navigue entre le charity business et le business tout court.




Un sourire d’enfant, un enseignant ému aux larmes devant la réussite de ses élèves, des images au ralenti… Impossible d'y résister. Qui pourrait s'opposer à ça ? Personne.
La stratégie est particulièrement insidieuse et efficace pour parvenir à phagocyter les missions d'un service public historiquement assumées par l’État.
La promesse d'éradiquer le chômage en se rapprochant des besoins du marché vient compléter l'offre.

Le monde politique tient un discours particulièrement complaisant vis-à-vis de ces agences privées. En France, le ministre de l’éducation a déclaré qu’il ne fallait « pas opposer les initiatives publiques et privées » et qu’il se réjouissait des « convergences entre secteur privé et public ». On se souvient aussi de notre ministre Marie-Martine Schyns rétorquant à des journalistes qui soulignaient le problème éventuel que pouvait causer l'omniprésence de McKinsey dans le Pacte d’Excellence : « Il ne faut pas voir le mal partout où il est » (les esprits moqueurs apprécieront le « où il est », entre le lapsus et l’aveu). 
À les entendre, il ne faut pas avoir peur et on peut vraiment faire confiance en l’esprit philanthropique des multinationales.

On sait que l’enseignement constitue le poste de dépense le plus important dans le budget étriqué de la FWB. Dès lors, la tentation de recourir à l’assistance du secteur privé est très forte.

Dans son dernier mémorandum, la Fondation pour l'Enseignement recommande de "donner un cadre stimulant à la philanthropie au bénéfice du monde scolaire (mécénat, déduction fiscale entreprises)". Le mécénat privé : une solution pour soulager le budget de la Fédération Wallonie-Bruxelles ?
https://www.fondation-enseignement.be/sites/default/files/FPE/pdf/FPE-memorandum-2019.pdf (page 2)

En fait on l'aura compris, il est déjà trop tard. Des fonds privés financent déjà par exemple certains dispositifs du Pacte d’Excellence : l’implémentation d'une méthode de lecture expérimentale (le programme PARLER cf. cet article) est financée par un cercle de donateurs issus de la noblesse d’affaires, la fondation ASTRALIS. Une fondation créée par Bernard Boon-Falleur qui a également présidé le Groupe de Travail du Pacte d'Excellence en charge de la lutte contre l’échec scolaire.
(Au passage on notera qu’ASTRALIS finance aussi les filiales de McKinsey que sont Ashoka et Teach for Belgium).

Après les télécoms, l’énergie, la Poste, etc… on a donc commencé à “externaliser” ce qui ne devrait jamais l’être, ce qui constitue le socle de la cohésion sociale d’une population : son éducation. Le risque étant qu’à terme, l’utilitarisme économique finisse par vider l’enseignement de sa substance et surtout que les institutions et les écoles deviennent captives du modèle privé.

Le pouvoir politique semble incapable aujourd’hui de recentrer le rôle de l’État sur sa mission première. Il n’y a plus l’ambition ni la fierté de construire un service public efficace et on veut éviter à tout prix un refinancement massif (ce dont l’enseignement aurait pourtant grand besoin). 
Le service public est perçu comme une charge financière et pas comme ce qu’il devrait réellement être : un projet de société.

D’ailleurs, les études du consultant McKinsey plaisent beaucoup à ses principaux clients, les responsables politiques : dans son rapport de 2015, McKinsey indiquait que l’enseignement en FWB était suffisamment financé mais que les dépenses étaient mal réparties. Aucune levée de fonds importante n’était requise pour réformer l’enseignement, il suffisait en somme de rebattre et mieux distribuer les cartes : « Le défi actuel semble donc être de faire mieux avec un niveau de ressources plutôt inchangé ». « Par comparaison avec l’international, il apparait que le niveau de financement en FWB dépasse “la frontière utile, à savoir le niveau à partir duquel on n’observe plus de corrélation entre les montants investis et les résultats obtenus à l’échelle du système ».
C’est le genre de discours que Jacques Cornet (CGé) et Nico Hirtt (Aped) qualifient « d’entreprise de drague » de McKinsey envers les pouvoirs publics. 

Dans le même ordre d’idées, on épinglera aussi l’étude réalisée par McKinsey en 2012 qui souligne les coûts évités pour la collectivité en investissant dans les entreprises d’entrepreneuriat social soutenues par Ashoka. Selon McKinsey, les volumes d'économies générées par capillarité se chiffreraient à plusieurs milliards d'euros par an. L’étude a largement été relayée par la presse française (notamment L’Express et Le Monde - NB : Ashoka a été créée à l’initiative d’un manager de McKinsey, Bill Drayton. McKinsey est un des principaux partenaires financiers de l’organisation. Les journaux L’Express et Le Monde sont également partenaires financiers d'Ashoka.)

En tout cas, la machine est bien lancée. Nous n'en sommes encore qu'au stade des "projets pilotes", mais ça fait son chemin. On s'attaque en premier lieu aux zones défavorisées et aux écoles en difficulté. Parce que personne ne remettrait en doute l’urgence d’agir dans ces quartiers. Sans doute aussi parce que les parents sont moins informés ou font naturellement moins de remous que ceux d’autres écoles. Et ensuite ?...

Inauguration du Global Apprenticeship Network (GAN) belgium le 13 juin 2018
en présence du roi et de plusieurs responsables politiques.
(photos EC Audiovisual Service)

Les pays anglo-saxons ont déjà plusieurs longueurs d'avance en la matière.
Alain Deneault, l’auteur de “La médiocratie” (2015), explique qu’au Canada, plus de la moitié du budget des universités provient de fonds privés. Certaines universités ont des représentants des entreprises dans leur conseil d’administration et l’assument. En 2011, le recteur de l’université de Montréal a déclaré : «Les cerveaux doivent correspondre aux besoins des entreprises». À l’école de commerce de Montréal, il n’y a plus de numéros de local, mais des logos. Les cours ont lieu en salle «L’Oréal», «Air Transat» ou «Goodyear», du nom des sponsors.
"Les réformes successives de l’Université en Europe, notamment celle de Bologne, tendent vers ce modèle-là. Un modèle où le savoir est généré pour satisfaire le marché, alors que le rôle des intellectuels est de faire de l’entreprise un objet de la pensée.”
 

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